Quand vous réalisez que vous avez nommé une pyromane comme cheffe des pompiers, la chose à faire est de la retirer de ses fonctions le plus rapidement possible.

Mais faut-il pour autant supprimer son poste ? Surtout quand on sait qu’il y a des feux à éteindre ?

C’est ce qu’il faut se demander à la suite de la nomination d’Amira Elghawaby comme chargée de la lutte contre l’islamophobie au Canada.

Comme bien d’autres, nous avons dénoncé ce choix malavisé et contre-productif1. Mme Elghawaby devait apaiser les tensions entre les différents groupes au pays. Deux semaines après sa nomination, la chicane est prise et elle ne s’essouffle pas. C’est bien la preuve qu’il s’agit de la mauvaise personne pour bâtir des ponts.

Mais voilà qu’un mouvement québécois réclame non seulement la démission de Mme Elghawaby, mais la suppression pure et simple de son poste. Deux cents signataires, dont le respecté sociologue Guy Rocher, ont publié une lettre en ce sens2.

À notre avis, cela équivaudrait à jeter le bébé avec l’eau du bain.

Convenons avec les signataires qu’il est devenu difficile de parler d’islamophobie sans confondre les choses.

Être critique de l’islam n’est pas être islamophobe. Et si nous jugeons que la loi 21 brime inutilement les droits des minorités, il faut le dire et le redire : elle n’est pas islamophobe, contrairement à ce qu’on semble en penser au Canada anglais.

Cela ne veut toutefois pas dire que la véritable islamophobie, la vraie, l’abjecte, n’existe pas au Canada. L’attentat contre la grande mosquée de Québec et l’attaque au camion à London, en Ontario, ne sont que la pointe de l’iceberg d’un phénomène ignoble qu’on se doit de combattre par tous les moyens possibles.

Bon an mal an, les policiers canadiens recensent entre 100 et 200 crimes motivés par la haine à l’égard de la religion musulmane. Un nombre équivalent de crimes sont dirigés contre les Arabes ou les citoyens d’origine « asiatique occidentale »3.

À cela s’ajoute une dimension qui ne relève pas directement de l’islamophobie, mais qui en forme le terreau : le fait que nos concitoyens musulmans sont moins bien perçus par la population que ceux qui pratiquent toute autre religion.

Entre 2019 et 2022, la proportion de Canadiens ayant des perceptions négatives envers les catholiques a bondi au pays, passant de 17 % à 31 %. Cela est sans doute attribuable aux scandales sexuels et à ceux entourant les pensionnats autochtones.

Mais les réactions négatives envers les musulmans sont systématiquement plus élevées (37 % en 2019, 32 % en 2022) et sans commune mesure avec celles envers les juifs (autour de 18 %).

Ces chiffres tirés de sondages Léger ne concernent pas la perception envers les religions, qui fait l’objet de questions distinctes, mais bien envers les gens qui les pratiquent. Notons par la bande que les réactions négatives envers les musulmans sont plus élevées au Québec que dans l’ensemble du Canada (44 % contre 32 %), alors que c’est l’inverse pour les catholiques (26 % au Québec contre 31 % au Canada).

Ce portrait d’ensemble justifie pleinement la nomination d’une personne chargée de jeter des ponts entre la communauté musulmane et l’ensemble des autres Canadiens et de combattre les discours et les actes haineux dirigés vers les musulmans.

Ceux qui réclament la suppression du poste affirment que la personne choisie sera instrumentalisée pour combattre la loi 21 au Québec. On comprend cette crainte. Mais il faut faire pression sur Justin Trudeau pour qu’il nomme la bonne personne et l’oriente vers le bon mandat – lutter contre la véritable islamophobie.

L’idée de créer un tel poste ne sort pas d’une boîte de maïs soufflé au caramel. C’est l’une des recommandations du Sommet national sur l’islamophobie, organisé par le gouvernement Trudeau en juillet 2021.

Rappelons aussi que le Canada possède un responsable « de la préservation de la mémoire de l’Holocauste et de la lutte contre l’antisémitisme », le hautement respecté Irwin Cotler.

Justin Trudeau ferait bien de remplacer Mme Elghawaby par quelqu’un de la stature de M. Cotler. Cela permettrait de dissiper les controverses et d’entamer un travail nécessaire.

1. Lisez l’éditorial « La mauvaise messagère » 2. Lisez notre article à ce sujet 3. Consultez les données de Statistique Canada Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion