À l’occasion du Jour de la Terre, alors que le troisième lien est encore sur toutes les lèvres, je voudrais dire ces quelques mots au fleuve Saint-Laurent, qui attend sagement d’être éventré et à qui personne ne demande son avis dans cette histoire :

« Toi, le trait d’union entre le cœur des Amériques et la bleuté qui touche le Vieux Continent, entre le présent et le passé, entre les métropoles et les villages isolés du Québec que tu as fait pousser en arrosant le territoire, je pense à toi et te remercie en cette journée consacrée à la Terre. Guidé par tes phares dans la nuit, en 1991, je me suis posé sur tes berges en chantant dans une autre langue qui s’harmonise désormais très bien avec les mélodies de tes marsouins blancs. Dans le clapotis de tes grandes eaux, tu m’as baptisé et as accompagné mes premiers pas de pigeon migrateur avec une patte cassée venu à tire-d’aile faire son nid sur tes berges. Cette grande tendresse à mon égard m’a poussé à t’ouvrir largement les portes de mon cœur. Si bien qu’aujourd’hui, je sens tes eaux couler dans mes veines.

« Sur les 2000 km que tu avales entre le lac Ontario et l’île du Cap-Breton, je te vois t’étaler, te diviser, découper des îles et accélérer dans les rapides de Lachine. Serpentant patiemment vers la mer, tu plonges dans tes lacs fluviaux qui s’appellent Saint-François, Saint-Pierre et Saint-Louis. Entre l’île d’Orléans et le phare de Pointe-des-Monts, qui marque le début de ton golfe, tes eaux deviennent de plus en plus salées, ton lit s’élargit et ton chenal se creuse plus profond.

Tu es le cœur, le sang, l’artère principale du Québec. La première autoroute de l’Amérique française, le chemin par lequel les explorateurs avanceront vers la côte pacifique et le plus crédible dépositaire de l’histoire du Québec et du Canada.

« Tu connais plus que quiconque cette épopée à la fois amère et salée où Premières Nations, colons européens et filles du roi ont dû, pour ne pas couler à pic, soulever mer et monde contre vents et marées. Si nous sommes plus de 90 % de la population québécoise à vivre à l’intérieur de ton bassin versant, c’est pour s’accrocher à tes pas, boire de ton eau et manger de ta nourriture. Tout au long de ton chemin qui marche, d’autres grandes rivières serpentent dans leur territoire pour collecter et t’amener les eaux, les messages et les vagues à l’âme de ceux qui vivent très loin de tes battures. De ces grosses veines dont les eaux se joignent à la marche des tiennes, il y a la rivière des Outaouais, la rivière Saguenay, la rivière Saint-Maurice, la rivière Montmorency, la rivière Richelieu, la rivière Saint-François et la Chaudière.

« Tu es le Saint-Laurent, mais je trouve plus significatif de t’appeler Magtogoek, qui signifie le chemin qui marche. Bien avant le deuxième voyage de Jacques Cartier, c’est ainsi que te surnommaient joliment les Algonquins. Aujourd’hui, tu portes le nom de Saint-Laurent, dont tu partages le martyre, dépérissant à petit feu malgré tes grandes eaux. Tu as toujours donné sans compter et malheureusement, on semble oublier que tu as aussi besoin d’amour. Aussi, au-delà de la chicane sur le nombre de tunnels et les types de transport qui y seront autorisés, je pense que les blessures irrémédiables que provoquera ce projet sur ton intégrité écosystémique devraient faire partie intégrante de l’équation de nos décideurs. Comme le demandent désormais beaucoup d’environnementalistes sur la planète, il faudrait donner aux rivières et aux fleuves un statut de “personne juridique” pour reconnaître leurs droits, protéger ce qui reste de leur intégrité et les mettre à l’abri du dictat de la croissance économique qui ne voit pas plus loin que deux générations humaines dans l’histoire de la biosphère.

Alors que la planète avance vers le précipice, on gagnerait à décréter un moratoire sur ces gros projets. Pourquoi ne pas inscrire cette pause dans un certain devoir de solidarité, une sorte de fonds environnemental des générations ?

« À mon avis, le retour de ces projets de nouveaux barrages et de tunnels sous le Saint-Laurent est porté par des chercheurs d’or qui ont le nez trop rivé à leur tamis en quête de pépites pour réaliser que la vraie richesse, c’est celle qui leur coule entre les doigts. Même si je crois aux transports en commun, je pense qu’on gagnerait à te laisser te la couler douce pour la suite du monde. »