Ces jours-ci, le ministre Bernard Drainville me fait penser à un prof suppléant, qui arrive en cours d’année et hérite d’une situation terriblement compliquée.

Personne ne lui a expliqué ce qu’il doit faire, la classe est en désordre, les retards se multiplient et les élèves ont pris de mauvais plis. Chaque jour surgissent des problèmes qu’il n’avait pas anticipés. Je le comprends de dire : « J’ai besoin d’aide. » ⁠1 Bien des profs au Québec, titulaires comme suppléants, pourraient dire la même chose. Et je sais de quoi je parle.

Au début des années 2000, après avoir reçu mon brevet d’enseignement, j’ai fait de la suppléance dans de nombreuses écoles primaires et secondaires de Montréal. Comme j’avais décidé de poursuivre des études de maîtrise, j’enchaînais les petits contrats, en remplacement de profs partis en congé.

Certaines journées se passaient bien, mais le plus souvent, la suppléance était une épreuve. Partout où j’allais, j’étais accueilli avec un mélange de frénésie et de curiosité.

Au secondaire, certains élèves jouaient les gros bras, refusaient d’écouter. Mais c’est au primaire que la tâche me semblait la plus compliquée. Je me souviens d’une classe de deuxième année, dans une école du quartier Centre-Sud : après une heure, les élèves n’écoutaient plus, et deux garçons s’étaient mis à courir en rond en criant, sans que je puisse les arrêter. J’imagine que je m’étais trop écarté de la routine à laquelle ils étaient habitués. Je multipliais des rappels à l’ordre, mais rien n’y faisait. Ce jour-là, c’est la cloche de la récréation qui m’avait sauvé.

Un autre jour, on m’avait demandé de remplacer en éducation physique. Mais comment transmettre des consignes claires dans un gymnase à des petits de maternelle déstabilisés par la simple présence d’un suppléant ? Au jeu du parachute, des enfants étaient coincés en dessous tandis que d’autres couraient au-dessus. Au ballon-chasseur, ce n’était plus 1 ballon, mais 10 ou 20 qui volaient dans toutes les directions. Les profs venus reprendre leur groupe après l’heure de cours me regardaient d’un air dépité. Ils avaient pitié de moi, sans doute, mais étaient aussi déçus, parce que je leur rendais des enfants survoltés, qu’ils auraient pour tâche de « redresser ». À la fin de la journée, j’étais persuadé qu’on allait me renvoyer pour incompétence, et pourtant, la directrice m’a offert le poste, que j’ai refusé.

Déjà à cette époque, de nombreuses écoles manquaient de personnel qualifié, surtout dans les milieux défavorisés – la pénurie n’est pas nouvelle. Avais-je tous les outils pour réussir ? M’offrait-on du soutien ? Assez peu, en somme. Partout où je suis passé, j’ai rencontré des gens extraordinaires, des profs qui adoraient leur travail, et dont je n’ai pas oublié la générosité. Il n’empêche que je devais essentiellement me débrouiller, apprendre à la dure.

J’ai très vite compris que l’enseignement était un métier solitaire, que même entouré d’élèves toute la journée, même appuyé par les meilleurs collègues et la meilleure direction, vous ne pouvez en vérité compter que sur vous-même : vous préparez vos cours seul, corrigez seul, menez votre classe seul, gérez la plupart de vos « cas problèmes » seul.

Une fois la porte de votre classe fermée, c’est à vous de jouer : vous devez susciter l’enthousiasme et canaliser l’énergie, vous assurer que les élèves apprennent, comprennent les consignes et font le travail demandé, qu’ils se développent et se sentent en sécurité, aiment l’école et ont hâte d’y retourner.

Quand tout fonctionne, l’enseignement est le plus beau métier du monde. Il n’y a rien de plus merveilleux qu’un groupe d’élèves qui vous suit et en veut toujours plus. Rien de plus formidable qu’une direction qui vous appuie, rien de plus précieux que des parents qui répondent « présent ! » quand vous avez besoin d’eux. Certaines années sont tellement belles qu’elles font vivre aux profs de vrais deuils quand elles s’achèvent. La chose m’est arrivée l’année dernière, au cégep où j’enseigne (non, je ne suis pas resté au primaire), après deux années exceptionnelles en compagnie d’une des meilleures cohortes que j’ai côtoyées.

Mais l’enseignement peut être un métier pénible quand les choses se mettent à déraper. Enseigner est un art, qui exige un dosage très subtil de bienveillance et de fermeté, de confiance en soi et de flexibilité. L’usure et la fatigue peuvent venir à bout des personnes les mieux disposées. En tant qu’enseignant, vous ne pouvez pas décider de prendre ça mollo pendant quelques jours, parce que vous risquez alors de laisser passer des choses qui vous feront perdre votre crédibilité.

Dans ce domaine, il n’y a pas de demi-mesures. Et si vous prenez congé, vous savez qu’au retour, vous retrouverez les mêmes problèmes, sans compter qu’il y aura des retards à combler.

Parfois, les profs savent dès les premiers jours de la rentrée que l’année sera difficile ; ils ont hérité de cas lourds qui les obligeront à puiser très loin dans leurs réserves. Il faut alors ménager ses énergies et tâcher de durer. Je pense à une prof de maternelle, une femme extraordinaire, qui s’était mise à pleurer lors de la première rencontre avec les parents (elle enseignait à ma fille aînée), parce qu’elle avait enfin hérité d’un bon groupe : elle pleurait de soulagement, parce qu’elle savait qu’elle aurait droit à un peu de répit, après des années difficiles.

Je veux lever mon chapeau à tous ces profs, celles et ceux qui s’apprêtent à commencer une nouvelle année, et j’ai une pensée pour les nombreux suppléants qui vont bientôt débarquer, et à qui on demandera de se débrouiller. Avec vous, je rêve du jour où, au Québec, on cessera d’improviser et de naviguer à courte vue, d’une crise à l’autre et d’une pénurie à l’autre, du jour où l’éducation sera une vraie priorité.

1. Lisez « 8558 postes non comblés : “J’ai besoin d’aide” », lance Drainville aux enseignants »