— Et vous, mademoiselle, dans quelle branche avez-vous choisi de développer votre plan d’affaires ?

Les étudiants qui m’entouraient s’étaient déjà prononcés sur leur choix d’entreprises dans le secteur des finances, de la technologie ou de la commercialisation. Incapable de décider ce que je voulais faire de ma vie, j’étais encore moins en mesure de me prononcer sur une entreprise que je souhaitais créer de toutes pièces. Tous les autres semblaient si sûrs d’eux-mêmes.

Voyant mon malaise, le professeur insista :

— Choisissez un domaine dans lequel vous excellez, avec lequel vous êtes déjà familière. Vous devez certainement être douée dans quelque chose ? ajouta-t-il avec un brin de moquerie.

— Je suis vraiment bonne pour… ne rien faire, répliquai-je avec dérision. Alors, vous avez raison, je vais me lancer en affaires pour apprendre aux gens à ne rien faire. Il y a tellement de personnes qui ne parviennent jamais à décrocher, à ne pas planifier, à ne pas maximiser chaque minute de leur vie. Moi, je vais les accompagner pour leur enseigner l’art de flâner. Nous avons tous besoin de véritables pauses, non ?

Décontenancé, mon professeur n’osa pas décourager mon enthousiasme. Il reconnaissait que le besoin de répit était grandissant dans notre société. Malheureusement, le plan d’affaires ne se révéla pas prometteur !

Je n’ai donc jamais démarré d’entreprise pour inculquer la capacité à suspendre le temps.

Et pourtant, près de 20 ans plus tard, le tourbillon de ma vie quotidienne me fait réaliser que je pourrais être une cliente idéale pour ces services, n’étant plus celle qui les offrirait, mais plutôt celle qui les recevrait. Sans que je m’en aperçoive, j’ai cessé de me laisser aller à la douce dérive intemporelle qui me semblait autrefois si naturelle. Est-ce le propre de la vingtaine que de vivre d’insouciance et de se laisser porter par le hasard ? Est-ce qu’entre la famille, le travail, les projets, les amis, le sport et toutes les responsabilités liées à la vie adulte, il est possible de garder de l’espace pour l’inertie ?

Alors que je suis submergée par le sprint final avant les vacances, les camps des enfants et l’effervescence des sorties que l’été commande, une amie m’a rappelé les bienfaits de se balader dans les rues, sans but précis, sans horaire à respecter, juste pour le simple plaisir de se perdre dans l’instant présent. Marcher lentement, sans se soucier du temps qui passe.

J’ai eu un choc. J’avais oublié. Moi qui étais jadis si douée pour l’art de flâner, j’avais négligé cet acte de résistance contre la tyrannie du temps. Se déconnecter de ses obligations et se reconnecter avec son environnement. Se délecter des nuances et des détails que nous omettons lorsque nous sommes pressés. S’ouvrir à l’imprévu et à l’inattendu. Découvrir un petit commerce de quartier, s’accrocher les pieds dans une petite boulangerie artisanale, engager une conversation avec un inconnu.

Prendre le temps de flâner, c’est se laisser aller à la contemplation paisible, se nourrir de ce qui nous entoure et s’imprégner de la beauté des parcs, se laisser séduire par l’animation des rues.

C’est aussi un moyen de se créer de l’espace mental pour cultiver notre créativité, pour favoriser l’émergence de nouvelles idées, de nouvelles perspectives et laisser libre cours à notre imagination. C’est surtout prendre le temps de se sentir vivant en nous recentrant sur l’essentiel et en savourant les petits plaisirs.

Dans nos vies où tout se déroule à un rythme effréné, il est tentant de céder à l’appel de la productivité incessante et de l’efficacité à tout prix. Nous sommes axés sur le rendement, encouragés à toujours être productifs. Flâner est souvent jugé comme un gaspillage de temps, une activité sans but, une futilité sans intérêt.

Mais au cœur de nos vies effrénées, comment retrouver la valeur de notre temps ?

Dimanche dernier, je me suis donc dirigée vers la rue Wellington avec comme seule intention de n’en avoir aucune. Pas de montre, pas de programme, pas de iPhone ! J’ai été émerveillée de retrouver la Librairie Wellington, de m’arrêter déjeuner Chez Janine et de prendre le temps de rentrer pour la première fois dans cette boutique consacrée à la planification d’un voyage sur le chemin de Compostelle. Je me suis laissé imprégner par l’atmosphère de la rue bondée. Et j’ai renoué avec cette habitude ludique que j’avais de deviner la vie des gens en les regardant passer.

Avec les vacances qui sont à nos portes, je nous souhaite le plaisir de flâner. Ce luxe inaccessible, dans nos horaires surchargés, d’être inefficaces. Et de nous laisser porter par le hasard et la légèreté. Car ce sont ces moments-là qui rendent la vie véritablement délicieuse.