(Québec) Cet été, Contexte invite ses lecteurs à refaire le monde en compagnie d’un chroniqueur et d’une personnalité. Cette semaine, Rima Elkouri se balade dans le Vieux-Québec avec le maire Bruno Marchand, qu’elle n’avait pas revu depuis 30 ans, lorsqu’ils étaient tous les deux participants de Jeunesse Canada Monde, partis changer le monde en Égypte.

La dernière fois que j’ai croisé Bruno Marchand, c’était il y a 30 ans en Égypte. J’avais 19 ans. Il en avait 21. Nous faisions partie de la même cohorte de participants du (défunt) programme Jeunesse Canada Monde, dont l’un des objectifs était de former des citoyens du monde engagés, prêts à refaire le monde.

Les Égyptiens l’appelaient « Brrrouno » en roulant bien leur r. Le Bruno Marchand que je retrouve à l’hôtel de ville de Québec trois décennies plus tard, souliers de course colorés aux pieds, se fait interpeller dans la rue par des citoyens enthousiastes pour qui il était un parfait inconnu il y a deux ans à peine. « Bonjour, Monsieur le Maire ! »

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Bruno Marchand se fait interpeller dans la rue par des citoyens enthousiastes.

Une dame qui fait visiter le Vieux-Québec à des amis venus de Guadeloupe est visiblement ravie de tomber par hasard sur « son » maire, au moment même où elle évoquait son nom.

« J’étais en train de dire à mes amis qu’on avait un nouveau maire tellement bien. Et là, je vous vois ! »

Le maire sourit.

« On va travailler à honorer votre confiance. »

Voir le monde

Avant de participer à Jeunesse Canada Monde, Bruno Marchand avait déjà fait un premier voyage en Europe, sac au dos, en autostop, à l’âge de 19 ans. Fils unique élevé dans la Basse-Ville par des parents très pratiquants, il ressentait un profond besoin d’autonomie.

Son père, qui était voyageur de commerce, est né en 1927. Sa mère, qui a mis de côté sa carrière pour s’occuper de lui, a vu le jour en 1928. « Moi, je suis né en 1972. C’est comme s’il y avait eu trois générations entre nous ! J’ai eu de très bons parents. Mais j’avais besoin de déployer mes ailes. »

C’est dans un désir de les déployer encore davantage qu’il décide d’interrompre ses études en 1993 pour participer au programme de Jeunesse Canada Monde qui l’a amené à faire du volontariat en Égypte. Mais le déploiement ne se fait pas sans heurts.

À Port-Fouad, alors que le jeune homologue égyptien qui devait l’accompagner dans son immersion fait défection, le jeune « Brrrouno » de Limoilou se retrouve à habiter seul au sein de la famille d’un ancien pilote du canal de Suez, dont il ne comprend ni la langue ni la culture.

« Le choc culturel que j’ai pogné… C’était dans les dents, solide ! »

Cette immersion dans la société égyptienne le transforme.

« L’immense pauvreté, les droits des femmes… Ça m’est rentré dedans », dit le maire qui a hérité de sa mère, son pilier et son roc, des valeurs féministes et de justice sociale.

Il réalise à quel point il peut être difficile de comprendre l’autre sans vivre ce qu’il vit. À quel point il est facile de juger à distance, de décider pour les autres en pensant savoir mieux qu’eux ce qui est bon pour eux.

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri, au parc du Bastion-de-la-Reine

« Ç’a été une des choses les plus dures à vivre dans ma vie et l’une des plus formatrices », raconte-t-il en me guidant vers le parc du Bastion-de-la-Reine, qui offre l’une des plus belles vues de Québec.

Rêveur pragmatique

Le gars de 21 ans très rigide qu’il était a appris la souplesse et l’ouverture durant ce voyage.

Mais fondamentalement, le jeune homme qui rêvait de changer le monde est toujours resté le même.

On lui a toujours dit : « Quand tu vas être plus vieux, tu vas comprendre. Tu vas changer. Tu vas avoir moins d’idéaux. »

Il n’en est rien, observe le maire de 51 ans, qui a fait une majeure en philosophie à l’Université Laval à son retour d’Égypte avant de s’inscrire en techniques de travail social au cégep de Sainte-Foy.

Autant je suis devenu plus souple dans ma vie personnelle, autant sur le plan des idéaux, j’ai gardé profondément les mêmes. En vieillissant, je n’ai jamais baissé pavillon sur cette profonde volonté de contribuer à un monde plus juste, plus solidaire. Un monde visionnaire, un monde où on n’a pas peur de l’ambition. On a le droit de rêver grand. Ce n’est pas vrai que c’est juste une histoire de jeunesse !

Bruno Marchard

Le maire dit être resté « un impatient » devant les changements trop lents et le manque de vision, en matière d’environnement notamment, son principal cheval de bataille à l’heure de l’urgence climatique. « On a un peu de vision. Mais est-ce qu’on peut accélérer la cadence ? »

Même s’il n’a jamais renoncé à ses idéaux de jeunesse, Bruno Marchand précise que cela ne fait pas de lui un « dogmatique », certain de détenir « la » vérité.

On peut à la fois se fixer de grands idéaux tout en étant souple quant à la manière de les atteindre collectivement. « Il faut, lorsqu’on est témoin d’une injustice, s’indigner. Il faut, quand les projets de société ne sont pas à la hauteur de nos ambitions, que l’on soit encore plus exigeant. Mais ce n’est pas dogmatique pour autant. On doit rester pragmatique dans les façons de réaliser nos idéaux. »

Penser globalement, agir localement

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri

La mère de Bruno Marchand, très impliquée au sein de sa paroisse et de sa communauté, lui a transmis des valeurs d’entraide et de solidarité qui demeurent au cœur de son engagement.

« Elle avait cette philosophie selon laquelle la communauté est aussi grande que ce que tu mets dedans. »

Refaire le monde, ça commence par refaire « son » monde : regarder à l’échelle locale, autour de soi, ce qui peut être amélioré.

« Ça, c’est quelque chose que Jeunesse Canada Monde (JCM) m’a appris. Le pouvoir de changer les choses est dans ta communauté ! Si quelqu’un d’ici s’engage au Kenya, il peut peut-être aider. Mais si moi, d’ici, je veux changer le Kenya, oublie ça ! Ce sont les Kényans qui pourront le faire pour eux-mêmes. »

Cela ne veut pas dire que l’on se contrefiche du sort des autres.

« Mais mon pouvoir de changer les choses est d’abord ici dans ma communauté, dans ma ville, au Québec. Il est là où je suis capable d’avoir du pouvoir pour dire que mon action, jumelée à celle de centaines, de milliers d’autres, permettra de changer les choses. »

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri, à l’hôtel de ville de Québec

En devenant maire de Québec, après une carrière dans le domaine communautaire, Bruno Marchand a parfaitement embrassé les objectifs de JCM visant notamment à former une nouvelle génération de leaders engagés dans leur communauté, capables de « penser globalement et agir localement ».

Miser sur sa capacité d’agir est un antidote au vertige que l’on peut ressentir devant les défis immenses de notre époque, souligne-t-il.

« Prenons la question de l’environnement. C’est super angoissant si tu te dis : moi, ma responsabilité, c’est de faire en sorte qu’à l’échelle mondiale, on n’atteigne pas le 1,5 degré de réchauffement climatique. C’est angoissant parce que tu vises quelque chose sur lequel tu as très peu de pouvoir. Que va faire la Chine ? Que va faire l’Inde ? Que va faire l’Afrique ? Que vont faire les États-Unis ? Que va faire le Canada avec le pétrole de l’Ouest ? »

Alors quoi ?

Si tu veux avoir une prise intéressante, travaille à transformer ta communauté. C’est là où est ton pouvoir. Après, tu espères que ça en inspire d’autres, que des communautés se mettent en mouvement et s’inspirent les unes des autres. Sinon, tu te roules en boule et tu attends la fin du monde !

Bruno Marchand

Même si nous nous rencontrons à l’aube d’un autre été meurtrier et que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne cesse de nous rappeler que l’heure est gravissime, Bruno Marchand refuse de céder à la peur ou au désespoir.

« Inhérent en moi, j’ai ce sentiment d’urgence qui me fait dire : il faut agir. Je n’ai pas le goût d’avoir peur parce que je pense que la peur ne nous mène pas à quelque chose qui permet de construire et de faire face à ce défi. »

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri

L’angoisse que certains portent devant la catastrophe climatique gagne à être transformée en moteur. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire, constate-t-il. « La jeunesse du Québec est à l’aube de cette immense mobilisation pour dire : on va transformer cette société qui est la nôtre. On va l’inscrire dans une mouvance qui est durable. »

C’est vrai qu’il est minuit moins une… Mais au lieu de se dire il est trop tard, c’est l’occasion de presser le pas. Car comme l’a dit le maire de Bordeaux, dont le très populaire tramway a été une source d’inspiration pour Québec, on n’a plus le luxe du temps. « Il a raison. L’écologie plus tard, c’est l’écologie trop tard. »

Face à l’immense défi et à l’immense angoisse qu’elle peut entraîner, la seule avenue possible est de transformer nos façons de faire.

« C’est le temps de se dire : il y a trop de génie dans ce Québec-là pour qu’on n’en fasse pas quelque chose d’extraordinaire. »

Refaire un monde qui brûle

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri

À ceux qui lui disent qu’il a un discours de « rêveur », Bruno Marchand réplique que refaire un monde qui se défait n’est en rien du pelletage de nuages.

Il n’y a rien de rêveur là-dedans. On n’est pas juste en train de parler d’écologie. On est en train de sauver l’environnement. De sauver l’économie et le social. Car ce qu’on ne fait pas maintenant va vite nous rentrer dedans. Si on tarde trop à prendre le virage, c’est la mort de notre économie, la mort de notre société.

Bruno Marchand

En Europe, où les évènements de météo extrême des dernières années ont accéléré l’éveil des consciences, le changement de mentalité est notoire, constate Bruno Marchand. En Belgique, il a rencontré des hommes d’affaires qui lui ont dit carrément : « Si vous n’êtes pas verts, on ne va pas investir chez vous. »

On ne parle pas de « trois ou quatre hurluberlus dans un salon avec des poches de jute qui achètent de la bouffe en vrac et qui font pousser leurs tomates » qui chantent les vertus d’une économie verte.

On parle d’entrepreneurs qui disent de façon très lucide : « C’est là qu’on est rendus. Nos employés ne nous suivent plus si on ne va pas là. Nos clients décrochent aussi. C’est ça, la nouvelle économie. Ce n’est pas de faire comme on faisait dans les années 1980. On a beau rêver et dire que c’était mieux dans le temps, ces principes ne tiennent plus la route ! »

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri

Le défi est titanesque. Et c’est précisément ce qui motive Bruno Marchand.

« Le mur est haut ? Parfait. Quand on va l’avoir monté, on va être encore plus fiers. »

Les discours défaitistes le fouettent au lieu de le décourager. Quand il s’est lancé à la mairie, on lui a dit qu’il n’y arriverait jamais. D’où son envie de prouver le contraire. Contre toute attente, l’inconnu qui a entamé sa course en pleine pandémie avec 1 % des intentions de vote a confondu les sceptiques lors des élections du 7 novembre 2021.

Ce feu qui brûle en moi m’a toujours amené, lorsqu’on me dit que quelque chose est impossible, à tenter de démontrer le contraire… Ça vient aussi de ma mère qui me disait : “Tu peux t’appuyer sur les autres, demander de l’aide, mais n’abandonne jamais.”

Bruno Marchard

Cela dit, Bruno Marchand tente de ne jamais perdre de vue pour qui et pour quoi il travaille.

À l’hôtel de ville de Québec, au centre de la salle de réunion du conseil exécutif, trône une chaise d’enfant vide, nommée « la chaise des générations ». La chaise colorée, décorée par des élèves du primaire, a une portée symbolique. Elle rappelle aux élus que les décisions prises aujourd’hui autour de cette table auront des conséquences pour la suite du monde.

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Une chaise d’enfant vide, nommée « la chaise des générations » trône au centre de la salle de réunion du conseil exécutif, à l’hôtel de ville de Québec.

« Ce qu’on voulait, c’est que dans ce lieu de décision, les élus se rappellent que, même si les jeunes ne sont pas ici parce qu’ils doivent être à l’école, c’est pour eux qu’on travaille. Pour que ça reste un ancrage. »

S’il fait de la politique, ce n’est ni pour sa gloire personnelle ni pour sa réélection, mais bien dans un désir de contribuer au bien commun, en pensant toujours aux générations à venir, insiste-t-il. C’est une œuvre collective et non un concours d’ego.

« Refaire le monde, c’est moins de je, plus de nous. »

Trois idées pour refaire le monde

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Le maire de Québec, Bruno Marchand, et notre chroniqueuse Rima Elkouri

1. Miser sur la mobilité active

« Le système de santé en ce moment éclate de partout. Tant que l’on n’agira pas en prévention, on n’y arrivera pas. La solution n’est pas compliquée : faire en sorte que les gens puissent se déplacer en mobilité active à 5 km ou moins de leur destination. Il faut que ce soit sécuritaire et facile de marcher dans les rues ou de prendre le vélo. En plus d’avoir une incidence sur l’environnement, cela a une incidence sur la santé des gens. Car tous les experts en santé le disent : la meilleure façon de bouger, c’est en se rendant au travail, où on doit se rendre de toute façon. Si on est dans une ville qui permet de le faire, on propose un nouveau modèle de santé qui agit en prévention et fait en sorte qu’il y a moins de gens à l’hôpital. Une ville peut transformer les habitudes des gens et faire en sorte que leur espérance de vie et leur qualité de vie soient meilleures. »

2. Oser viser l’itinérance zéro

« On manque d’ambition dans la lutte contre l’itinérance. Ce faisant, on tolère un phénomène de société intolérable. Si la Finlande arrive à réduire son itinérance, pourquoi pas nous ? On n’est pas plus bête qu’en Finlande, même si le système social n’est pas exactement pareil. En Finlande, on a exprimé la volonté politique de mettre fin à l’itinérance, ce qu’on a peur de faire au Québec. On tolère des gens dans la rue, des familles en souffrance, des citoyens qui ne savent pas comment cohabiter avec ce phénomène, car on n’est pas capable de se dire : voici la cible qu’on va se donner. Ça va prendre 5, 10, 15 ans… Mais ce n’est pas vrai qu’on va arrêter tant que la cible ne sera pas atteinte. […] Certains disent : “Oui, mais est-ce qu’on a les moyens ?” La question devrait plutôt être : “Est-ce qu’on a les moyens de ne pas le faire ?” »

3. Prévenir l’érosion de la démocratie

« Mettre le citoyen au centre de nos institutions, ça semble très cliché comme idée. Mais ce n’est pas vrai qu’on le fait suffisamment. […] Un cégep ou une université existe pour ses étudiants. Une Ville existe pour ses citoyens. […] Je pense que la démocratie est mise à mal. Moins ici qu’ailleurs, mais il ne faut quand même pas se sentir protégé de tout. C’est la raison pour laquelle je me porte toujours à la défense des institutions même quand elles sont imparfaites. Une démocratie repose sur des institutions dans lesquelles les gens peuvent avoir confiance. Ça inclut les médias. Ça peut arriver que je cible les propos d’un animateur de radio. Mais jamais je ne vais dire “les” médias ou m’attaquer aux médias […]. Car pouvoir compter sur des médias dans une démocratie est essentiel. »