Je rencontre l’artiste Lousnak Abdalian au Dépanneur Café, dans le Mile End, à un jet de pierre de l’appartement où habitait son amie Lhasa de Sela, emportée par un cancer en 2010.

La mémoire de la chanteuse est toujours bien vivante dans le quartier, avec un parc à son nom et une œuvre murale en céramique jouxtant Le Dépanneur. Bien vivante aussi dans le cœur de Lousnak, qui a rencontré Lhasa, il y a 30 ans, alors qu’elles étaient toutes les deux dans la vingtaine. De cette rencontre est née une grande histoire d’amitié... jusqu’à ce que la mort les sépare, beaucoup trop tôt, lorsque Lhasa n’avait que 37 ans.

« Elle serait là en train de m’appuyer », dit Lousnak avec émotion, en évoquant son récent projet, Drapeaux blancs, une installation artistique participative à la mémoire des enfants tués dans les guerres qu’elle souhaite faire voyager partout au Québec et plus loin encore⁠1.

Artiste multidisciplinaire d’origine arménienne, Lousnak se décrit elle-même comme une « militante du souvenir ». Descendante comme moi de survivants du génocide des Arméniens, elle organise chaque printemps depuis 1999 un évènement artistique pour commémorer tous les génocides du monde. À travers la chanson, la danse, la poésie ou les arts visuels, elle porte sa mémoire en bandoulière et cherche à éveiller les consciences.

Son amie Lhasa y a déjà participé, écrivant notamment un texte inspiré d’une discussion qu’elles avaient eue sur le déni des génocidaires.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Lousnak

« Il est possible d’effacer les traces d’un génocide des pages de l’histoire, mais pas de la mémoire des êtres humains qui portent en eux l’histoire », a écrit Lhasa de Sela, en 2003, dans le livret d’un concert-bénéfice présenté au Lion d’or pour la journée commémorative du 24 avril du génocide des Arméniens.

Cette année, Lousnak, vivement interpellée par la situation des enfants victimes de la guerre à Gaza, a créé un évènement qui creuse toujours le sillon de la mémoire, en faisant écho cette fois-ci à sa propre enfance bouleversée par la guerre du Liban.

Née à Beyrouth, l’artiste avait 8 ans quand des bombes ont éventré son immeuble et sa vie. Jusque-là, elle avait eu une enfance heureuse. Des parents très modernes. Une mère qui travaillait chez un photographe. Un père graphiste dans une agence de publicité. La famille habitait au septième étage d’un grand immeuble en béton situé juste à côté de l’hôtel Phoenicia, au centre de Beyrouth.

« C’est là que ça a éclaté en premier. »

On a averti les Beyrouthins qu’il fallait dormir au milieu de leur immeuble. « En tant qu’enfants, on était excités au début. Des bombes vont arriver ? C’est quoi, ça ? Je me rappelle que je trouvais ça impressionnant de dormir non pas dans ma chambre, mais de camper au milieu du salon, par terre, avec ma tante, mon oncle, qui se sentaient plus en sécurité chez nous. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’enfant qu’elle était trouvait la situation amusante jusqu’à ce qu’elle comprenne ce qu’est un bombardement. « On a commencé à entendre les bombes. Une nuit, notre immeuble a été bombardé. Pour mes parents, c’était la panique totale. »

Elle se rappelle la peur sur le visage de sa mère. Son réflexe de ramasser quelques effets personnels avant de sortir. Son père qui dit non et presse la famille de sortir le plus vite possible. Tout le monde qui se précipite vers les escaliers en pyjama.

Ces pyjamas étaient tout ce qu’il leur restait de leur vie d’avant. « Comme beaucoup de familles, on a tout perdu. »

Lorsque ses parents ont profité d’un cessez-le-feu pour retourner dans leur appartement et tenter d’y récupérer des choses, il ne restait plus rien. Les pilleurs de guerre étaient passés avant eux. « C’est comme si ton passé était effacé. »

Lousnak et sa famille sont allées vivre à Anjar, un village arménien dans la plaine de la Bekaa au Liban où étaient réfugiés des habitants du Musa Dagh, une région du sud-ouest de la Turquie connue pour sa résistance héroïque durant le génocide de 1915. Des villageois arméniens installés au sommet de la montagne du Musa Dagh avaient alors tenu tête aux soldats turcs jusqu’à ce que des navires de la marine française les évacuent par la mer. Les ancêtres de Lousnak, du côté paternel, en faisaient partie.

Pendant ce temps, le père de Lousnak est allé travailler en Jordanie, dans l’espoir d’économiser assez d’argent pour que sa famille puisse quitter le Liban en guerre.

Il est devenu caricaturiste politique au Jordan Times. « Il a fait des caricatures tellement épicées que le frère du cheikh l’a convoqué au palais un jour. Il lui a dit : “Monsieur Abdalian, vous avez beaucoup de talent. Mais si vous voulez rester en vie, je vous invite à quitter mon pays.” »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

C’était une « invitation » qu’il ne pouvait refuser... C’est ainsi que Lousnak, suivant les offres d’emploi de son père forcé à l’exil, s’est posée avec sa famille à Londres, puis à Paris, pour finalement atterrir à Montréal, un jour d’hiver, en 1982, à l’âge de 15 ans. L’adolescente qui rêvait de faire les Beaux-Arts de Paris n’était pas particulièrement ravie de devoir s’exiler encore une fois dans un pays lointain et enneigé. « J’ai fait des fugues. Je ne voulais pas quitter Paris. On m’avait dépeint une image caricaturale du Québec, avec des ours et des tipis ! Mais finalement, j’ai été agréablement surprise. Je suis tombée amoureuse du Québec. »

Dans la préface du roman de Franz Werfel Les 40 jours du Musa Dagh, ce livre publié avant l’avènement du régime hitlérien en Allemagne racontant la lutte des ancêtres de Lousnak contre les forces génocidaires des Jeunes-Turcs, Elie Wiesel évoque le « crime de l’oubli », que les Arméniens assiégés craignaient plus que la mort. Si ce survivant de la Shoah a lui-même consacré sa vie à raconter l’histoire, c’est qu’il sentait que, ayant survécu, il devait quelque chose aux morts. Ne pas se souvenir, c’est les trahir de nouveau.

Dans le film Ararat d’Atom Egoyan, Lousnak incarne le rôle de Shoushan, la mère du peintre Arshile Gorky, qui dit exactement la même chose à son fils. « Si tu survis, ce sera pour raconter ton histoire [...] Tu ne vas pas m’oublier. »

Lousnak a des frissons en repensant à ce film qui l’a conduite au Festival de Cannes, aux côtés d’Atom Egoyan et de Charles Aznavour. Pour elle, c’était beaucoup plus qu’un rôle. La réflexion que propose Ararat sur la mémoire est au cœur de sa vie et de son œuvre d’artiste engagée.

« Je dis souvent que c’est ma croix à porter, même si je n’aime pas trop cette image. »

Les Arméniens, victimes du premier génocide du XXsiècle, sont porteurs d’un savoir et d’une mémoire. Et à l’instar de nombreux descendants de survivants, Lousnak ne peut s’empêcher de penser en évoquant la phrase terrible prononcée par Hitler en 1939 – « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? » – que si l’humanité s’était mieux souvenue, la marche du monde aurait été différente.

« Si j’en parle, si je fais de la sensibilisation, c’est avec l’espoir que ça s’arrête. »

Parce que personne n’a le monopole de la douleur, cet espoir passe par la convergence des mémoires, croit-elle. La mémoire niée des Arméniens, qui ont vu l’histoire se répéter dans l’indifférence avec le déplacement forcé des Arméniens de l’Artsakh (Haut-Karabakh) l’an dernier. La mémoire blessée de tous les peuples qui ont subi ou subissent encore de tels crimes, qu’ils soient autochtones, juifs, roms, tutsis ou palestiniens. La mémoire des enfants tués dans les guerres des grands alors qu’ils auraient dû, rappelle l’artiste, être l’ultime drapeau blanc.

1. Lisez l’article « Un enfant comme un drapeau »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : À mon âge, je ne bois plus que du café décaféiné. Je lis aussi les tasses de café arménien. Je le fais pour des amis très proches. Je tourne souvent mon café quand je le bois chez moi.

Les gens que j’aimerais réunir à ma table, morts ou vivants : Giacometti, Ai Weiwei, le peintre arméno-américain Arshile Gorky, Joséphine Bacon.

Un livre qui m’a marquée : L’homme sans qualités, de Robert Musil. C’est mon livre de chevet. C’est une philosophie en fiction. Le genre de livre dont tu relis sans cesse des passages. Tu dors là-dessus. Le lendemain, tu en parles avec tes amis... Je ne l’ai jamais fini parce que c’est une lecture tellement dense que chaque phrase est à réfléchir. Mais peut-être que je ne veux pas que ça finisse non plus.

La dernière fois que j’ai pleuré : En écoutant Joséphine Bacon lire ses poèmes au festival Art souterrain Montréal. C’est la première fois que l’on se rencontrait. C’était vraiment touchant.

Un conseil que je donne souvent : N’ayez pas peur d’être qui vous êtes.

Qui est Lousnak Abdalian ?

  • Née à Beyrouth en 1967, de parents arméniens.
  • Exilée au Québec en 1982.
  • Graphiste lauréate en 2003 d’un prix Félix au Gala de l’ADISQ pour la pochette de l’album Volodia, d’Yves Desrosiers.
  • Elle développe ses talents de peintre sculptrice sous l’œil critique du grand sculpteur Arto Tchakmakdjian, tout en suivant des cours d’arts visuels à l’UQAM.
  • Artiste multidisciplinaire, elle a notamment collaboré avec Armand Vaillancourt et a cosigné une exposition de photographie à Paris avec Atom Egoyan.
  • Avec Patrick Masbourian, elle est l’une des protagonistes du documentaire Mon fils sera arménien (ONF, 2004), qui l’a conduite pour la première fois en Arménie, sur les traces de son identité.
  • Elle est aussi auteure, compositrice, interprète, puisant son inspiration dans les chants traditionnels arméniens.