Comment un adolescent en vient-il à répéter des discours misogynes entendus en ligne ? Après s’être laissé séduire par des propos extrêmes à 15 ans, un jeune homme raconte comment il s’en est libéré.

Le message est entré fin novembre, en réponse à un reportage sur les influenceurs masculinistes.

Un jeune homme pensait avoir une perspective intéressante sur ces adolescents qui adhèrent à des discours misogynes en ligne⁠1.

Parce qu’il était en quelque sorte passé par là, lui aussi. Et qu’il s’en était sorti.

Intriguée, nous lui avons donné rendez-vous un après-midi de mars dans un café du Vieux-Montréal. Nous l’appellerons Thomas, afin de préserver son identité.

On parle de radicalisation, et ça sonne loin de nous. Mais ça arrive. Ça peut arriver fucking vite.

Thomas

Attablé devant un café fumant, le jeune homme sort une feuille de notes rédigées à la main de son sac. Et il se lance. « Cet été-là a changé le cours de ma vie », commence-t-il.

Ça a commencé par des blagues

L’histoire débute en 2019. Thomas a 15 ans et passe un mois dans un camp de vacances en Ontario.

Son moniteur se surnomme Scooby2. La fin vingtaine, charismatique, un accent écossais à couper au couteau : « Il était la personne la plus drôle que j’avais rencontrée », raconte Thomas, un sourire en coin.

Avec les campeurs, ça clique tout de suite. Scooby devient leur leader. Et se met tranquillement à diriger les conversations.

« Au cours de l’été, il nous a diffusé sa mentalité machiste. »

Ça a commencé par des blagues, se souvient Thomas. Des commentaires en apparence inoffensifs, ici et là. « Oui, mais l’écart salarial… », « Oui, mais le racisme systémique », « Oui, mais l’avortement… ».

« C’était toujours “oui, mais…”. Tu sais : “Oui, mais le féminisme, c’est juste pour rabaisser les gars” », raconte le jeune homme de 21 ans.

Comme les autres campeurs, Thomas se laisse influencer par son moniteur. « Il avait une attitude de grand frère », note-t-il.

Avec le recul, Thomas ne tient pas son moniteur seul responsable : il était aussi vulnérable à ces discours.

L’adolescent ne suivait peut-être pas des influenceurs masculinistes – qui étaient peu connus du grand public à l’époque –, mais il regardait des compilations de débats avec Ben Shapiro ou Jordan Peterson, deux commentateurs populaires de la droite.

« À ce stade-là, c’était seulement des mèmes sur l’internet, mais à force d’en parler ensemble, on a normalisé ça », dit-il.

La radicalisation est « un processus », souligne Thomas. « La première étape, c’est devenir baveux. Et on est devenu fucking baveux. »

À la fin de l’été, l’adolescent n’était plus le même. Il en voulait à une société dans laquelle il ne se sentait pas à sa place. À des mouvements sociaux qu’il croyait être allés trop loin.

À l’école, il est devenu arrogant, le genre à lever la main en classe pour provoquer ses camarades. « Tu as l’impression d’en savoir plus que les autres. »

Ses parents remarquent aussi qu’il a changé. Le jeune homme se souvient de débats « pas le fun » avec sa famille.

Ça n’allait vraiment, vraiment pas.

Thomas

Selon lui, pourquoi des jeunes en viennent-ils à admirer des influenceurs masculinistes ?

Thomas réfléchit quelques secondes avant de répondre. « Je dirais qu’il y a deux facteurs », commence-t-il. D’abord, ce qu’il surnomme une « redirection du ressentiment ».

Cet été-là, son moniteur a exploité son ressentiment de jeune mal dans sa peau. Exactement comme le font Andrew Tate ou Ben Shapiro.

« Quelqu’un arrive et présente une source à tous tes problèmes », dit-il.

Ça, et le besoin d’appartenance. Adolescent, Thomas avait de la difficulté à se faire des amis. Il s’était fait intimider à l’école, se sentait isolé.

Au camp, il appartenait à un groupe. Mieux, à une fraternité. « On avait prêté serment les uns aux autres ! », s’exclame-t-il.

Pas de remède miracle

Si Thomas a pris contact avec nous, c’est parce qu’il s’est affranchi de ces discours extrêmes. Comment s’y est-il pris ?

Il n’y a pas eu de remède miracle, répond-il. Le passage du temps, avant tout. Aujourd’hui, Thomas a 21 ans. Il est entré au cégep, a ouvert ses horizons.

Des personnes de son entourage ont entamé une transition de genre, ça l’a confronté. « Ça a humanisé les gens trans dans ma tête », dit-il.

Durant la même période, il s’est rapproché de sa tante et de ses cousines – des femmes.

Et il a commencé à regarder des vidéos qui contredisaient sa pensée. Des analyses qui démentaient les arguments défendus par Ben Shapiro et Jordan Peterson.

« J’ai réalisé que c’était une question de perspective ! », rigole-t-il.

Surtout, Thomas n’est jamais retourné au camp.

« Je ne sais pas comment empêcher la radicalisation. Je ne sais pas comment se déradicaliser. Je sais juste que ça peut arriver vite. Je lève un drapeau rouge. »

1. Lisez le dossier « Le discours misogyne entre à l’école »

2. Prénom fictif

Qui sont Ben Shapiro et Jordan Peterson ?

Originaire de la Californie, Ben Shapiro est un auteur et chroniqueur conservateur connu pour son combat contre la culture woke. Il a publié son premier livre, Brainwashed : How Universities Indoctrinate America’s Youth, à l’âge de 20 ans. Critique du mouvement alt-right, il appuie toutefois Donald Trump dans sa présente campagne présidentielle. Jordan Peterson est un psychologue et auteur canadien de droite. Parmi ses propos controversés, il a affirmé que les féministes avaient un « désir inconscient de domination masculine brutale » et que les « enfants gais sont convaincus qu’ils sont transsexuels ».

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Vous vous reconnaissez ou reconnaissez un proche dans ce récit et souhaitez obtenir de l’aide ? Des ressources existent. Le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence offre notamment un service d’accompagnement pour les individus radicalisés et leur entourage. À Montréal : 514 687-7141
Ailleurs au Québec : 1 877 687-7141