« Mes cuisses te dérangent ? »

Sophie* sourit encore en repensant à ces quatre mots, inscrits au feutre sur les cuisses frêles de son petit frère. C’était il y a trois ans. Un peu partout au Québec, des garçons se présentaient à l’école en jupe pour dénoncer les codes vestimentaires stricts imposés aux filles. Sophie n’a même pas eu besoin de convaincre son frère de se joindre à la cause.

« Il a mis ma jupe. Il en a passé d’autres à ses amis. Il a même écrit “Mes cuisses te dérangent ?” sur ses jambes », raconte-t-elle.

Assise en tailleur sur son lit, l’adolescente de 17 ans baisse la tête. C’est peut-être de l’avoir raconté à voix haute, mais ce souvenir lui semble soudain loin.

Aujourd’hui, son petit frère – nous l’appellerons Félix – pense que la place de la femme est à la maison. Que son devoir est d’élever les enfants, de bien faire à manger. Que celui de l’homme est de pourvoir à sa famille, de la protéger.

Que s’est-il passé en l’espace de 3 ans ? Deux mots : Andrew Tate.

Comme plusieurs garçons de son âge, Félix, 15 ans, est devenu un adorateur de l’influenceur américano-britannique, qui fait l’objet d’accusations de viol, de traite humaine et d’exploitation en Roumanie.

Un impact manifeste au Québec

Avant d’être banni de presque toutes les plateformes, y compris Instagram, TikTok et Facebook, Andrew Tate est devenu le visage d’une cohorte grandissante d’influenceurs masculinistes, qui prônent en ligne le retour aux rôles traditionnels des genres.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

De nombreux enseignants d’écoles secondaires du Grand Montréal ont témoigné de la popularité d’Andrew Tate chez leurs élèves.

Il y a un an et demi, nous avions écrit sur la montée en popularité de ces « mâles alpha » autoproclamés aux propos sexistes, voire misogynes, à peine voilés1.

À l’époque, l’impact de ces influenceurs sur les jeunes Québécois n’était pas clair. Aujourd’hui, il est manifeste.

Nous avons parlé à du personnel enseignant de huit écoles secondaires du Grand Montréal, qui ont tous témoigné de la popularité d’Andrew Tate chez leurs élèves. Celle-ci peut se refléter par des blagues désobligeantes, des commentaires sexistes lancés en classe sans aucune retenue et même des tensions entre les garçons et les filles.

Le Centre de la prévention de la radicalisation menant à la violence, qui offre un service d’accompagnement aux écoles aux prises avec des actes haineux, constate une hausse des demandes d’assistance pour des enjeux liés au genre.

C’est clairement plus important depuis un ou deux ans que ce ne l’était par le passé.

Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique du Centre de la prévention de la radicalisation menant à la violence

En entrevue, plusieurs ont soulevé la même impression : il se passe quelque chose avec les gars. Mais quoi, exactement ? Et surtout, qui s’en occupe ?

Aimer Andrew Tate

Félix étudie dans une école privée de la Rive-Sud. Il a des parents progressistes. Une grande sœur féministe.

Avant de découvrir Andrew Tate, il était un adolescent aux opinions modérées, le genre à porter une jupe à l’école pour dénoncer le sexisme.

D’après sa sœur, Félix a commencé à suivre l’influenceur à l’été 2022. À l’époque, Andrew Tate était au sommet de sa popularité. Il accumulait des millions d’abonnés sur ses réseaux sociaux et ses vidéos généraient des centaines de millions d’écoutes. Ex-kickboxeur recyclé en gourou du développement personnel masculin, il posait régulièrement sur ses réseaux sociaux devant sa collection d’armes ou ses nombreuses voitures de luxe. À son jeune public impressionnable, Andrew Tate renvoie l’image d’un homme viril, respecté par ses pairs et très riche, débordant d’assurance.

Sophie pense que c’est ce qui a attiré son petit frère initialement : la promesse du succès – matériel, physique, professionnel.

PHOTO ANDREEA ALEXANDRU, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Andrew Tate le mois dernier à son arrivée au tribunal de Bucarest, en Roumanie, où il fait face à des accusations de viol, de traite humaine et d’exploitation.

Mais elle savait aussi ce qu’Andrew Tate disait des femmes. Qu’elles étaient « intrinsèquement paresseuses ». Que leur valeur était inversement proportionnelle au nombre de leurs partenaires sexuels. Qu’elles avaient « une part de responsabilité » dans les agressions sexuelles dont elles étaient victimes.

Et elle était horrifiée. Que son frère le suive. Qu’il le défende, coûte que coûte.

Encore à ce jour, Félix refuse de croire les lourdes accusations qui pèsent sur son idole, toujours en attente de son procès.

Sophie ouvre son téléphone. Elle veut nous montrer une vidéo que son frère lui a récemment envoyée sur Instagram. La jeune femme à l’écran défend Andrew Tate, affirmant que les accusations de viol et de traite humaine contre lui sont bidon.

Une fois, mon frère a voulu me montrer une vidéo dans ses publications enregistrées sur Instagram, et c’était juste la face d’Andrew Tate. Partout.

Sophie

Sa popularité ne se limite pas aux réseaux sociaux. Elle percole dans le réel.

Récemment, son frère s’est plaint des femmes qui utilisent « leur privilège pour faussement accuser des hommes de viol ». Une autre fois, il a sommé sa sœur d’aller « se rhabiller », parce qu’elle portait une camisole exposant une partie de son ventre à la maison.

Sa tenue le rendait « inconfortable », lui a-t-il dit pour toute explication, ce à quoi Sophie lui a fait remarquer qu’il se promenait lui-même sans chandail dans la maison. « Ce n’est pas pareil. Toi, t’es une fille », lui aurait-il répondu.

Sophie a essayé par tous les moyens possibles de raisonner son frère. Son père aussi. En vain. « Pour lui, la femme doit rester à la maison et l’homme doit protéger sa famille. Le débat est complètement fermé », laisse tomber l’adolescente.

C’est Sophie qui nous a initialement contactée. Elle s’inquiétait de ce qu’elle voyait en ligne. De ce qu’elle entendait à l’école. Parce qu’elle a aussi sondé ses amis sur la popularité d’Andrew Tate. Elle redoutait que son frère ne soit pas le seul. Il est loin de l’être.

« Je trouve que c’est grave qu’autant de jeunes de mon âge adhèrent à ça », lâche-t-elle.

Sophie est en colère. Contre Andrew Tate. Contre les algorithmes forts qui poussent un certain type de contenu dès qu’ils soupçonnent un intérêt de la part de l’utilisateur. Contre son frère, qu’elle aime malgré tout. Et pourtant, ce n’est pas de la colère que l’on perçoit dans sa voix. C’est de la tristesse. Et de l’impuissance.

« Mon père a fait une métaphore, l’autre fois. Il a dit qu’Andrew Tate, c’est comme une hydre. Si tu lui coupes la tête, il va lui en repousser deux. Le problème est plus profond qu’Andrew Tate. »

*Prénom fictif pour protéger l’identité d’une mineure

1. Lisez notre dossier « Le réveil des “mâles alpha” »