Depuis quelque temps, je note une tendance dans le choix des sujets de discussion entre mes amis quarantenaires et moi. La nostalgie de notre adolescence commune a cédé le pas à des dossiers plus matures.

Lorsque nous dévissons quelques bouteilles pour deviser sur le sort du monde, c’est de rénovation de salle de bains, d’ouverture de piscine et de puissance de pompe à puisard (ou sump pump, comme on dit dans le milieu du pompage) que nous parlons. Au fil du temps, la sump pump est devenue un incontournable de nos soirées. On en parle au second degré, comme pour nous moquer de notre condition de punks banlieusardisés.

Surtout, symptôme de notre déclin, nous parlons de problèmes de santé. Des nôtres, de ceux de nos enfants, de ceux de nos parents. Beaucoup d’histoires de rendez-vous reportés, de culs-de-sac technologiques et de dossiers perdus dans une craque. Une craque aussi grande que la faille de San Andreas, si je me fie aux témoignages. Il faut dire que je suis maintenant en mesure de me faire ma propre opinion de notre système de santé puisque j’ai gagné à la loterie de la médecine familiale il y a un an.

Je ne me doutais pas à l’époque que mon premier rendez-vous allait marquer le début d’une annus horribilis (je crois que l’on dit « année de marde », en français). Ce n’est pas que le système m’a déçu. Au contraire, il a été trop efficace. C’est que pour souligner notre premier rancard, mon médecin m’a invité à passer un petit test sanguin. Une sorte de pacte de sang pour sceller notre union. Je suis assez sportif et je m’alimente essentiellement de crème Budwig, alors je ne m’étais pas fait de mauvais sang avec ça, jusqu’à ce que mon médecin m’appelle pour me dire que mon sang était mauvais. « Vous avez la bilirubine dans l’plafond, monsieur. »

Selon Doctissimo, ma référence en matière d’hypocondrie, la bilirubine est un pigment de couleur jaune présent dans la bile et en faible quantité dans le sang. Un taux élevé de bilirubine peut indiquer une cirrhose, un cancer, une hépatite et une pléthore d’autres affaires pas cool, comme on dit dans le jargon. Accessoirement, un excès de bilirubine peut causer une jaunisse, ce qui serait très fâcheux pour mon légendaire teint de pêche.

Les bouteilles consommées avec mes amis en voie de mononclisation ne seraient pas en cause. Je suis souvent à la limite des recommandations de Santé Canada en matière de se soûler la face, avec une marge d’erreur de 2,6 %, 19 fois sur 20, mais je n’abuse pas vraiment.

À la vue de cette bilirubine inflationniste, mon médecin m’a invité à faire un second test de sang ainsi qu’une échographie. C’est là que j’ai commencé à ne pas me sentir bien. Entre le moment du test et celui où j’ai reçu les résultats qui ont révélé que je n’avais rien de grave, j’ai passé le plus clair de mon temps à m’imaginer quelque chose de grave.

Tellement que je me suis mis à avoir un inconfort dans la région du foie. Un inconfort dont l’ampleur était proportionnelle à la quantité d’information que je consultais à propos de cet organe fascinant.

Encore aujourd’hui, je ne saurais faire la différence entre l’intestin, le côlon et une saucisse à hot-dog et je ne suis capable de localiser mon estomac que lorsque je l’ai dans les talons. Mais je connais tous les secrets du foie.

Je saurais même recommander à Hannibal Lecter un accord mets-vin des plus parfaits.

Cette idée qui tournait en boucle dans mon cerveau avait-elle fini par me rendre malade ? C’est un peu ce que mon médecin soupçonnait. « Avez-vous pensé, monsieur, que c’est peut-être juste dans votre tête ? », m’a-t-il dit, mais avec beaucoup plus de doigté. Et qu’est-ce qu’on fait pour combattre l’anxiété causée par un test ? On insiste pour passer d’autres tests, comme un épais. Et pourquoi pas une gastroscopie, par-dessus ça ? Je ne déteste pas les caméras, mais je n’étais pas si excité à l’idée qu’on me filme le for intérieur à l’aide d’un tuyau gros de même. Tout était beau partout, sauf le taux de bilirubine qui ne voulait rien savoir de descendre. Probablement une condition génétique bénigne.

C’est pour des situations comme ça qu’on ne fait pas des tests pour le plaisir de faire des tests, m’a dit mon médecin. Le plus pathétique dans tout ça, c’est que je me croyais immunisé contre ce genre de situation. Mon beau-père était un expert en santé publique dont l’un des combats était le surdiagnostic. Notre société qui a de moins en moins de tolérance au risque a développé tellement de tests de dépistage qu’on en est venu à soigner des problèmes de santé qui nous auraient tués à 138 ans ou à nous rendre malades de stress à cause de résultats légèrement hors norme. En bonus, les niaiseux comme moi embourbent le réseau.

Moi qui me croyais imperturbable, moi dont l’esprit tourne généralement à la vitesse d’une roue de hamster sans hamster dedans, j’ai compris ce qu’un cerveau qui spinne peut faire. Tranquillement, je commence à lâcher le morceau de mon hypocondrie momentanée, mais je dois encore m’obstiner avec moi-même pour me convaincre que cet inconfort abdominal que j’ai derrière la tête n’est pas inquiétant. Lorsqu’on vous dit de ne pas penser à quelque chose, il y a de bonnes chances que vous n’arrêtiez pas d’y penser. Les politiciens utilisent cette stratégie pour planter des idées dans nos têtes, mais ça marche aussi avec mon foie. Le gros bon sens n’y peut rien, malgré ce que dirait Pierre Poilievre.

Après toutes ces années à trouver mystérieux les gens anxieux et stressés qui ne sont pas capables de « prendre sur eux », je comprends maintenant beaucoup mieux la puissance destructrice du cerveau. Tellement qu’avec les changements climatiques, je commence à être assez stressé pour ma pompe à puisard...

Qui est Olivier Niquet ?

Olivier Niquet a une formation en urbanisme. Chroniqueur radio, que l’on peut notamment entendre à l’émission La journée (est encore jeune) sur ICI Première, il a publié deux livres : Le club des mal cités et Les rois du silence : ce qu’on peut apprendre des introvertis pour être un peu moins débiles et (peut-être) sauver le monde. Il est aussi scénariste et conférencier, en plus d’alimenter les sites tourniquet.quebec et sportnographe.info.

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