(Helena, Montana) Dans la capitale du Montana, les rues s’appellent Prospect, Saddle, Gold Rush ou Last Chance, et le maire est un réfugié africain.

« Je vais vous raconter comment nous avons… je ne veux pas dire “découvert” le Montana, mais comment nous sommes aboutis ici », commence Wilmot Collins, qui me reçoit dans son bureau à l’hôtel de ville d’Helena.

Collins, 60 ans, a causé une sorte de commotion en 2017, quand il a remporté la mairie. Cet homme né au Liberia, sans la moindre expérience politique, a défait le maire sortant, James Smith, un Montanais de souche en poste depuis 16 ans. Jamais avant, ni depuis, un Afro-Américain n’a été élu maire au Montana, l’État le plus « blanc » de l’Union.

Au secondaire, sa femme, Magdalene, avait fait un échange étudiant dans une famille du Montana. De retour au Liberia, elle a entrepris des études de médecine et rencontré Wilmot, professeur d’anglais à Monrovia.

En 1989, la guerre civile éclate. Un soir, les soldats entrent à l’hôpital où Magdalene est résidente. Ils cherchent des rebelles. Il était temps de fuir.

Il se souvient des trois jours au sol à entendre siffler les balles qui traversaient les murs. De sa mère, qui lui a mis un billet de 5 $ dans la main, quand un navire est venu chercher des réfugiés.

Il était 21 h 57 ce dimanche quand Magdalene et lui se sont embarqués. Les barrières se sont fermées à 22 h, laissant derrière des milliers de personnes désespérées.

« Nous étions peut-être 10 000 à bord de ce cargo, tous debout comme des sardines dans une boîte. Le lendemain, on a entendu des pleurs et des cris. Des gens étaient morts d’épuisement sur le bateau. Il fallait jeter les corps par-dessus bord. Dieu merci, ma mère n’est pas venue. »

Ils ont abouti au Ghana, dans un camp de réfugiés. Il a pris un taxi avec ses 5 $ et s’est rendu au bureau local de SOS Children, l’organisme pour orphelins pour lequel il enseignait dans son pays. Il n’avait pas de papiers. Trois anciens élèves se sont mis à pleurer en le reconnaissant : il pesait 42 kilos.

Il a recommencé à enseigner, tandis que sa femme aidait à la clinique. Après trois mois, elle a dit : je veux partir au Montana.

« Je croyais que tu rêvais d’aller en Amérique ?

— C’est en Amérique, le Montana, Wilmot… »

La famille de l’échange étudiant a aidé Magdalene. Elle a eu ses papiers pour étudier les sciences infirmières. Deux semaines avant de partir, elle est tombée malade. Le médecin est venu voir Wilmot : « Félicitations, vous allez être père ! »

Elle a accouché seule à Helena. Wilmot a eu son billet d’avion deux ans plus tard. Il a appelé Magdalene.

« Tu vas adorer ça, le Montana !

— Y a combien de Noirs dans ta classe ? »

Il y en avait un autre dans toute l’école.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Wilmot Collins, maire d’Helena

J’étais très surpris, parce qu’à la télé et dans les films américains, il y a des Noirs partout.

Wilmot Collins, maire d’Helena

À l’atterrissage à Helena, le pilote a parlé d’une journée « ensoleillée et chaude, il fait zéro degré ». « La glace gèle à zéro, ils sont fous, ces gens, j’ai pensé. »

Il est tombé à genoux devant sa fille. Il a pleuré sans arrêt.

Il arrête son récit pour s’essuyer les yeux.

« Excusez-moi d’être ému, chaque fois que je raconte ça, je pense que je vais passer par-dessus, mais je ne pourrai jamais. »

Il était donc là avec sa femme et sa fille, parrainé certes, mais pas de job, pas d’argent. Le jour, il se promenait dans la ville.

PHOTO REBECCA STUMPF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le Capitole d’État du Montana, à Helena

« J’ai vu le Capitole de l’État, ce superbe édifice. Je suis entré. Il y avait écrit : bureau du gouverneur. Tiens, je vais aller voir le gouverneur. L’adjointe m’a demandé si j’avais un rendez-vous. Je n’en avais pas. Elle a dit : “Remplissez ce formulaire, on vous rappellera.” Pendant que j’écrivais, un gars s’est approché.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?

— Je viens voir le gouverneur.

— C’est moi, le gouverneur, entrez. D’où arrivez-vous comme ça ?

— Du Liberia.

— Ah, là où les esclaves américains ont fondé un pays. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Il a tendu son CV et le gouverneur (Marc Racicot, un républicain, puisque vous demandez) a fait venir son adjointe. « Pat, comment pourrions-nous aider M. Collins ? »

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Marc Racicot

Un poste venait de se libérer dans un foyer pour jeunes. Deux semaines plus tard, il était éducateur.

C’est la foi, Yves. Le Seigneur travaillait pour moi. Trop de choses folles me sont arrivées.

Wilmot Collins, maire d’Helena

Il est entré dans la Garde nationale à 31 ans. Il a fait le boot camp avec des jeunes de 17 ans et fini premier de sa cohorte. Il était entre-temps entraîneur de soccer et de baseball des filles et des garçons, impliqué dans la défense des droits de la personne et membre de la chorale de l’église méthodiste – qui, sur des centaines de membres, comptait et compte encore trois Afro-Américains, dont sa femme et lui.

Il a ensuite intégré l’armée, à Fort Carson. Il était chargé d’annoncer la mort des soldats américains à leurs parents pendant la guerre en Irak. « J’ai fait ça pendant 11 mois. C’est très éprouvant, les gens, d’ordinaire, ne durent pas plus de trois ou quatre mois dans ce boulot… »

En 2017, il était de retour à la protection de la jeunesse, avec toutes ses activités sociales, mais du temps libre sans la Garde nationale. Son fils lui a dit : tu devrais faire de la politique.

« Wo, wo, pas question, je ne connais rien à ça !

— Tu nous as toujours dit de nous impliquer dans la communauté, c’est le temps de vivre selon ton credo ! »

On est donc en mars 2017, et Wilmot Collins, néophyte total, se présente. Pas comme conseiller. Comme maire.

« J’ai fait du porte-à-porte. J’ai fait campagne pour le logement social, pour loger les sans-abri et pour financer les services d’urgence. Je n’avais rien contre le maire. J’allais aux maisons où des gens le soutenaient, et je parlais. Un jour, une femme a enlevé la pancarte du maire et a mis la mienne. »

À minuit le soir de l’élection, très serrée, le sénateur John Tester l’a appelé pour le féliciter.

« Mais ce n’est pas encore officiel, monsieur le sénateur…

— Écoute, Wilmot, tu as gagné, ce n’est pas mon premier rodéo », a dit ce rancher, pour qui c’est à peine une figure de style.

Les appels sont venus de partout dans le monde pour ce premier réfugié africain maire au Montana. Sa popularité locale n’a fait que croître. Il a été réélu en 2021 avec 36 % d’avance.

« Vous me racontez ça comme une sorte de voyage idyllique. Vous n’avez jamais rencontré de racisme ?

— Oh oui, j’en ai vécu, beaucoup même. Un samedi matin, quelque temps après notre arrivée, mon voisin m’avertit que des gens ont écrit des graffitis sur mon mur. “Retourne en Afrique… KKK”. »

Quand il est revenu du poste de police, une vingtaine de voisins finissaient d’effacer le graffiti.

Il s’essuie les yeux à nouveau.

Une autre fois, de jeunes hommes ont été arrêtés pour avoir tenté de faire brûler sa voiture.

« Je retiens tout le positif qui en est ressorti. Les gens d’Helena ont vu au-delà des apparences. Ils m’ont choisi comme leur leader. Quand les gens ont commencé à me connaître et vu que j’étais sans danger, ils ont vu que les histoires sur les dangers des réfugiés étaient fausses, parce que voici un vrai réfugié qui entraîne vos enfants au soccer, qui chante avec vous à la chorale de l’église. Voilà pourquoi je vis ici. C’est ma place. »

Helena est plutôt démocrate, mais il n’est pas rare qu’un citoyen dise à Wilmot : « J’ai voté pour Trump, je vais revoter pour lui, mais je t’appuie. » Même s’il a brièvement été candidat démocrate à la Chambre des représentants en 2019.

Je fais de la politique centriste. Le logement, ce n’est pas démocrate ou républicain.

Wilmot Collins, maire d’Helena

N’empêche, il est inquiet de l’état du pays. « Il y a tant de haine. Certaines de ces choses étaient cachées et Trump les a fait remonter à la surface. Nous sommes tous les mêmes, mais des gens instillent la confusion entre nous. »

Un chercheur l’an dernier lui a appris que deux Collins affranchis de l’esclavage avaient quitté le Maryland pour aller vivre au Liberia au XIXe siècle, comme des milliers d’autres.

« Quand ils arrivaient au Liberia, les anciens esclaves nommaient les lieux en fonction de là où ils avaient vécu aux États-Unis. Il se trouve que ma ville de naissance au Liberia s’appelle Maryland.

« Je n’ai fait que rentrer à la maison, au fond. Après avoir construit ce pays, je l’ai quitté il y a 200 ans, et je suis revenu. »