Chaque dimanche, notre correspondant à Washington nous raconte une tranche de vie de la société américaine.

(Washington) Mes valises déposées, je me suis mis au parfum des nouvelles du quartier. J’habite Shaw, à quelques rues de Logan Circle, 30 minutes de marche au nord de la Maison-Blanche.

Première nouvelle sur mon téléphone : « Deux personnes ont été tuées et cinq autres blessées dans une fusillade dimanche matin, à l’angle de la 7e Rue et de la rue P… »

C’est assez exactement mon adresse, ça, 7e et P…

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

La 7e Rue

Le crime s’était produit une semaine plus tôt, dans la nuit de la Saint-Patrick. Un groupe de personnes sortaient du bar Play DC à la fermeture, vers 3 h, quand les coups de feu ont retenti.

Je regarde par la fenêtre : l’établissement titulaire d’un permis d’alcool à la réputation douteuse est directement en face.

J’en parle à Ali, qui sert des pointes de pizza énormes chez Duccini’s, juste à côté. Il hausse les épaules et sourit : « Qu’est-ce que tu veux, c’est D.C. »

Même réponse fataliste de ma voisine : « C’est D.C. Shit happens. »

La capitale américaine n’est plus la « capitale du meurtre », mais la violence armée y est encore un fléau. Alors qu’en 2023 les États-Unis ont vu une diminution de 13 % du taux d’homicide (2000 morts au pays de moins qu’en 2022), le district de Columbia a connu sa pire année depuis 25 ans. On a dénombré 274 meurtres dans la capitale américaine, qui ne compte que 700 000 habitants – en comparaison, Montréal déplore environ 30 meurtres par année depuis 10 ans, pour une population de 2 millions.

Shaw, où j’habite, a connu ses années les plus sombres dans les années 1980 et 1990. C’était l’époque des crack houses et de la vente de dope « à ciel ouvert ». Dans ces années-là, la ville a déjà compté presque 500 meurtres en une année. Entre 1988 et 1997, on a enregistré en moyenne à Washington plus de 400 meurtres par année – jusqu’à 482 en 1991.

Depuis, la ville s’est beaucoup pacifiée. Plusieurs quartiers se sont embourgeoisés. Dans Shaw, les gros blocs de condos neufs se sont insérés entre les triplex, les maisons en rangée victoriennes ou Queen Anne et les logements sociaux. Mais les guerres de gangs font encore des victimes occasionnelles, précisément dans le quadrilatère où je me trouve, et où tout est tranquille en apparence le jour dans ces rues charmantes pleines de restos, de cafés et de supermarchés pour animaux domestiques.

  • Rues dans le quartier Shaw

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    Rues dans le quartier Shaw

  • Supermarché au rez-de-chaussée d’un nouvel immeuble résidentiel

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    Supermarché au rez-de-chaussée d’un nouvel immeuble résidentiel

  • Plusieurs quartiers de Washington se sont embourgeoisés depuis les années 1990, écrit notre chroniqueur.

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    Plusieurs quartiers de Washington se sont embourgeoisés depuis les années 1990, écrit notre chroniqueur.

  • Des maisons en rangée font partie du paysage de la ville.

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    Des maisons en rangée font partie du paysage de la ville.

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L’an dernier, à minuit le jour de la fête du Travail, deux adolescentes de 18 et 19 ans ont été tuées dans une fusillade où 100 balles ont été tirées, sur la 7e à l’angle d’O. Des coups de feu ont aussi retenti au Giant, le supermarché du coin, où des gardes sont présents en permanence.

« Il y a 20 ans, c’était des fusillades presque chaque jour, maintenant c’est presque chaque semaine, mais il y a encore beaucoup à faire », a dit le conseiller municipal Alexander Padro à une station de télé locale. Il a été réveillé par les premiers coups de feu, le 17 mars – aussi bien dire qu’on est voisins.

Au conseil de district, le représentant de la police métropolitaine s’est fait dire « j’en ai marre d’avoir marre » par une citoyenne. L’exaspération de certains commerçants atteint aussi de nouveaux sommets. Plusieurs réclament la fermeture du bar Play DC – un autre meurtre y a eu lieu, à l’intérieur cette fois, l’été dernier.

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Le bar Play DC, vu de chez notre chroniqueur

La Ville a répondu à l’augmentation soudaine de violence armée (71 meurtres de plus sur un an) avec « Secure D.C. », un règlement adopté le mois dernier qui prévoit des peines plus sévères pour toute une série de crimes mineurs et la création de « zones sans drogue », ce qui a de quoi faire sourciller dans cette ville étudiante où un parfum de pot (décriminalisé) embaume plusieurs quartiers.

Pour les trois premiers mois de l’année, on observe une diminution relative en ville (43 homicides contre 60 à pareille date). Mais isoler trois mois de statistiques est très trompeur, et, de toute manière, même à 43 meurtres par trimestre, la police restera débordée.

Ce qui nous amène à un autre problème, qui touche les États-Unis au grand complet : la diminution du taux de résolution des homicides.

À Washington, ce taux a chuté sous les 50 % depuis deux ans, ce qui est déjà une barre très basse. Les homicides sont historiquement les crimes avec le plus haut taux de résolution. Mais le succès des enquêtes a diminué sans cesse depuis 60 ans. C’est aussi vrai au Canada, même si les taux de résolution dans des villes comme Montréal et Toronto varient régulièrement entre 67 % et 80 %.

Pourquoi le taux de résolution baisse-t-il particulièrement aux États-Unis ?

Thomas Hargrove, un ancien journaliste, a créé une banque de données nationale sur les homicides.

« Il y a plusieurs raisons qui expliquent ça, mais clairement, il y a un manque de ressources à la police », me dit le fondateur du Murder Accountability Project, qui a créé un algorithme pour identifier l’action des tueurs en série.

« Tous les corps de police peinent à recruter. Il manque de détectives, de patrouilleurs, de techniciens, de laboratoires. »

Une donnée encore plus troublante se cache dans la statistique générale : « 100 % du déclin dans le taux de résolution des homicides est porté par des victimes afro-américaines », dit Thomas Hargrove. Pour le reste de la population américaine, le taux de résolution est stable depuis les dernières décennies ou s’est légèrement amélioré.

Pourquoi ? « C’est compliqué », dit l’analyste, selon qui les détectives mettent autant d’énergie à résoudre tous les meurtres. Notons que 55 % des victimes de meurtre aux États-Unis sont des Noirs.

« À l’évidence, la relation entre les communautés noires et la police partout aux États-Unis s’est détériorée terriblement depuis la mort de George Floyd [survenue après qu’un policier l’eut asphyxié en restant agenouillé sur son cou pendant près de 10 minutes], qui n’était qu’un cas parmi une centaine de cas semblables. La méfiance s’est installée et les policiers sont souvent perçus comme l’ennemi, pas comme l’allié. » Ça rend la prévention et les enquêtes plus difficiles, avance-t-il.

Plus généralement, dit-il, « c’en est choquant à quel point les détectives manquent d’outils. Normalement, un enquêteur ne devrait pas travailler sur plus de 4 ou 5 cas par année. La plupart sont maintenant débordés. »

J’ai écrit à la police de DC pour demander s’il y avait du nouveau dans le dossier de la fusillade chez mes voisins d’en face.

« Notre bureau des homicides enquête activement sur l’affaire. Aucune arrestation n’a été faite. »

On recherche une Infiniti noire aperçue sur les caméras de surveillance.

Le matin de la fusillade, une fois les techniciens en scène de crime partis, les pompiers ont arrosé le trottoir et tout est revenu à la normale.