(Washington, D.C.) Il faut avouer que ça fait drôle, voir Civil War à 15 minutes de marche du Capitole.

Le film, qui tient la première position du box-office, nous fait suivre des journalistes et photographes qui couvrent l’avance des insurgés en route vers la capitale américaine.

On ne comprend pas l’enjeu de la guerre. Ni pourquoi la très progressiste Californie forme une alliance avec le Texas conservateur. Mais est-ce vraiment important, en cette ère post-idéologique ? On ressent la haine froide dans laquelle baignent tous les personnages. Les photographes de presse nous entraînent sur une route jonchée de cadavres, nous maintiennent au ras des balles qui sifflent. Ils ne sont pas particulièrement sympathiques. Ils suivent le conflit sans autre vraie passion que la prochaine bonne shot, comme imperméables à la tragédie dans laquelle sombre le pays. Témoins engourdis, pour ne pas dire gelés, de l’effondrement national.

Le film d’Alex Garland n’est pas le premier à dépeindre des États-Unis au bord du gouffre, pré ou postapocalyptique. Sauf qu’en sortant du cinéma de la 7e Rue, il me restait une sorte de nausée devant la répugnante vraisemblance de l’histoire.

Ce qui est vraisemblable dans ce film n’est pas une guerre entre l’État fédéral américain et deux États coalisés sécessionnistes. C’est le basculement dans une forme de violence politique.

Dans l’esprit public, la chose n’est plus considérée comme une vision paranoïaque, ou une possibilité tout à fait extrême. Cela fait partie des sujets légitimes de discussions politiques.

Au Montana, Dakota Adams, le fils du fondateur des Oath Keepers, me disait que The Road, de Cormac McCarthy, était le livre préféré dans l’entourage de ce groupe d’extrême droite, de survivalistes et de « preppers » (qui se préparent à une forme d’apocalypse). L’épopée d’un père et de son fils dans des États-Unis en décombres était vue chez eux comme une quasi-prophétie, plutôt qu’une fiction.

Mais l’idée d’une soudaine violence politique incontrôlable est maintenant accréditée par plusieurs experts et analystes.

PHOTO KENNY HOLSTON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Assaut du Capitole le 6 janvier 2021

Le maire de la capitale du même Montana, Wilmot Collins, a fui le Liberia justement à cause de la guerre civile. Il est arrivé ici il y a 30 ans et n’en revient pas de la dégradation du climat politique. Quand je lui parle de la possibilité d’une guerre civile dans son nouveau pays, il prend une respiration. Il ne l’exclut pas catégoriquement.

« Il y a des gens que vous connaissez, que vous pensiez connaître, et tout d’un coup, vous vous rendez compte de leur idéologie… Oui, je suis très inquiet. Cette haine était enfouie, refoulée, mais Trump l’a libérée. Je lisais récemment que les États-Unis sont au 23e rang des pays les plus heureux. Vingt-trois ! C’est triste… »

Daryl Johnson, un ancien employé civil de l’armée américaine, s’est fait connaître il y a 12 ans comme l’auteur d’un rapport pour le Department of Homeland Security, la Sécurité intérieure, sur les risques de terrorisme aux États-Unis.

« Nous surveillions plusieurs groupes au moment où Barack Obama a annoncé sa candidature, en 2007, me dit-il en entrevue. Dès qu’il est devenu le candidat, ce qui coïncidait avec le retour de plusieurs vétérans d’Irak, on a vu le niveau d’activité extrémiste augmenter en flèche. »

Son rapport de 2009 concluait que les groupes d’extrême droite représentaient le danger numéro 1 de terrorisme aux États-Unis. Il a été sévèrement critiqué par les républicains, comme un amalgame politique.

En 2019, Daryl Johnson a publié Hateland, qui est une sorte de catalogue historique des groupes extrémistes violents contemporains aux États-Unis, depuis les années 1970, en passant par Waco, Oklahoma City, etc. Écrit deux ans avant les évènements du 6 janvier 2021 au Capitole, où plusieurs de ces groupes étaient présents, c’est comme s’il prédisait ce qui s’est produit.

« Je ne pensais pas que ça arriverait au Capitole [un lieu très protégé], mais on avait eu des répétitions dans plusieurs États. »

En octobre 2020, par exemple, le FBI a arrêté 13 personnes qui planifiaient l’enlèvement de la gouverneure du Michigan et le renversement armé du gouvernement.

« Une guerre civile ? J’espère que non, mais le potentiel est là, dit M. Johnson. L’arrivée d’Obama a été un catalyseur pour les extrémistes et suprémacistes blancs. Mais Trump est un accélérateur. On ne prête même plus attention à la violence. On passe vite sur les tueries de masse, qui semblent isolées, on met ça sur le compte de la santé mentale, mais souvent leurs auteurs ont été radicalisés. Quand quelqu’un se fait exploser au Proche-Orient, il a peut-être des enjeux de santé mentale, mais on n’hésite pas à appeler ça du terrorisme. »

La politologue Barbara F. Walter, elle, étudie les guerres civiles depuis 30 ans. Elle est allée sur le terrain en Birmanie, au Rwanda, au Sri Lanka…

Avec d’autres experts, elle a contribué à un modèle pour tenter de prédire l’occurrence des guerres civiles – il y en a eu 250 depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quand elle a commencé sa carrière, le sujet était « international ». Mais dans How Civil Wars Start, elle explique pourquoi les États-Unis sont à risque de guerre civile.

Parmi les facteurs de risque, dit-elle dans cet ouvrage très documenté, le plus important est l’état de la démocratie. Ce ne sont pas les pays les plus répressifs qui sont le plus à risque. Ce sont les pays en transition entre deux modèles : les régimes autoritaires au moment où ils passent vers la démocratie… ou les démocraties quand leurs institutions se dégradent.

Car le degré démocratique se mesure de -10 à +10, selon une série de critères : l’intégrité des élections, l’indépendance des tribunaux, une presse libre, etc. Le relâchement d’un régime autoritaire peut faire entrer un pays en zone de turbulence. Si les tensions identitaires sont exacerbées, par des « entrepreneurs ethniques », alors cela peut devenir très dangereux. La CIA avait prévu la possibilité de guerre civile en ex-Yougoslavie, pour ces raisons.

À l’inverse, un pays obtenant la « note démocratique parfaite » (comme les États-Unis, le Canada, plusieurs pays d’Europe…) peut entrer en territoire périlleux si son système se dégrade.

Cette zone mitoyenne, entre -5 et +5, est ce qu’elle appelle une « anocratie » : le pays jouit de certains éléments démocratiques, mais dégradés, ou vit une forme d’autoritarisme plus ou moins aigu.

Et pour Barbara F. Walter, il n’y a aucun doute : les États-Unis sont au bord de l’anocratie, ayant descendu à +5 à la fin du mandat de Donald Trump – pour remonter ensuite.

Trump a convaincu des dizaines de millions de personnes que l’élection présidentielle avait été truquée. Que la justice est politisée contre lui. Il dit encore que le pays pourrait disparaître s’il n’est pas réélu. Il parle des insurgés du 6-Janvier (dont plusieurs étaient d’anciens militaires) comme des « otages », et des étrangers comme des « envahisseurs », pour effrayer la frange de la population qui ne se reconnaît plus dans son pays. Car c’est un autre facteur de risque : le sentiment d’une perte de contrôle sur le pays chez une classe autrefois dominante.

« Les gens ne réalisent pas combien les démocraties occidentales sont vulnérables à des conflits armés », écrivait-elle il y a deux ans. Ni en ex-Yougoslavie, ni au Rwanda, ni en Irlande, ni en Éthiopie les gens ne soupçonnaient à quel point la violence pourrait éclater.

La guerre civile dont parle la professeure Walter ne ressemblerait pas au scénario de Civil War. L’imaginaire américain est encore trop imprégné par celle de 1861-1865, Sud contre Nord. Elle imagine plutôt une sorte de chaos violent plus ou moins organisé, plus ou moins dispersé dans le pays, impliquant des milices autonomes, qui entraînerait une spirale autoritaire, et plus de violence encore.

Ce n’est pas une prédiction. C’est un état des lieux : la froide analyse des facteurs qu’on a vus à l’œuvre depuis un siècle dans des dizaines de pays.

C’est « possible » comme jamais depuis 160 ans. On en parle. On en fait un film.

Les États-Unis réalisent peut-être qu’ils ne sont plus cette « cité radieuse sur une colline ».