(Washington) Certains matins, la Cour suprême des États-Unis est un champ de bataille. Mais en ce jour de printemps, c’est seulement un lundi matin à la Cour.

Il y a bien sûr la longue file des étudiants et des touristes qui veulent entrer dans le temple de la justice américaine, dont l’aura demeure, quoi qu’on en dise. Juste pour voir. Pour respirer l’air raréfié entre ces colonnades gréco-romaines et les immenses tentures bourgogne, en se tenant raide sur un banc d’église.

Mais aucun média ne rapportera une ligne sur les deux causes d’aujourd’hui : une affaire de droit du travail et une autre portant sur l’interprétation d’un contrat entre une tribu apache et le gouvernement fédéral.

Nous ne sommes que trois journalistes, et nous avons droit aux meilleurs sièges, à deux mètres de l’hémicycle où siègent les neuf magistrats. Nous sommes passés à la fouille deux fois, y compris l’intérieur des calepins de notes – car ici, pas d’ordinateur, pas de téléphone, pas de photo, pas de montre électronique. La justice américaine est la plus « filmée » au monde, mais la Cour suprême reste réfractaire aux caméras – seul l’audio des débats est disponible (au contraire, les caméras sont interdites dans les cours canadiennes… sauf à la Cour suprême, où tout est filmé depuis 30 ans).

La séance commence par l’admission au « barreau de la Cour suprême » d’une vingtaine d’avocats d’un peu partout aux États-Unis. C’est une condition pour plaider ici, et il faut être recommandé par deux membres qui attestent de votre honnêteté et de votre compétence, comme dans un club privé.

C’est en réalité surtout pour des raisons honorifiques, le frisson d’une seconde d’être assermenté par le juge en chef, et d’écrire ça sur le site web de sa firme. La procédure peut se faire par internet, mais l’avocat devant moi était content de venir de Californie pour prêter serment.

« Quand on habite D.C., ça permet aussi de couper la queue et d’avoir les meilleurs sièges pour entendre les causes », m’avoue une avocate locale.

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Statue de l’ancien juge en chef John Marshall, à l’entrée du siège de la Cour suprême

Soixante minutes sont allouées à chaque affaire. Il faut aller dans le vif du sujet. Les avocats plaident à peine trois ou quatre minutes, jusqu’à ce qu’une lumière blanche s’allume devant eux – signe qu’il leur reste cinq minutes. Ils n’attendent pas la lumière rouge. « Maintenant je me ferai un plaisir de répondre à vos questions. » C’est là que ça se passe. Et qu’on voit ce qui excite les juges. Les questions arrivent comme des balles de tennis en fond de terrain, qu’il faut renvoyer sans perdre son souffle.

Vu les clivages idéologiques extrêmes à la Cour, on pourrait s’attendre à ce que l’atmosphère soit tendue. Ce n’est pas le cas. Les échanges sont très civils, les rires traversent les « camps ».

Avec les trois nominations de Donald Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett), la majorité conservatrice est passée à six juges sur neuf. Et certaines décisions sont pleines d’échanges acrimonieux. Mais ça reste une minorité.

Sur les 58 jugements rendus l’an dernier, la moitié étaient unanimes. Seuls 12 sur 58 se sont décidés à six juges contre trois – dont seulement six fois avec les juges conservateurs en bloc contre les « progressistes ». Des alliances étonnantes ont souvent lieu.

Les causes entendues ce lundi sont de celles qui ne font aucun bruit et où les voix concordent. Le juge Gorsuch demande à l’avocate du gouvernement pourquoi traîner une simple affaire d’emploi où l’enjeu est de 3000 $ jusqu’en Cour suprême. La juge Sonia Sotomayor, leader des progressistes, renchérit : vous voulez qu’on fasse le travail à la place du gouvernement au lieu de laisser tomber la cause ! Les juges rient.

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Les juges à la Cour suprême Sonia Sotomayor (à gauche, assise), Clarence Thomas, John Roberts, Samuel Alito, Elena Kagan, Amy Coney Barrett (à gauche, debout), Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Ketanji Brown Jackson

La juge Sotomayor a d’ailleurs repris une pratique instaurée par son ex-collègue Stephen Breyer : elle participe à des évènements de discussion publics sur la Cour avec son exacte opposée idéologique, la juge Barrett. Elles veulent promouvoir la civilité des débats, montrer que la Cour n’est pas un nid de militants politiques, mais une assemblée de juges, parfois amis, qui interprètent la loi différemment.

Le juge Breyer, qui vient tout juste d’écrire un autre livre sur les deux approches opposées des textes de loi et de la Constitution (littérale et « originaliste » contre pragmatique), faisait ce genre de causerie avec son ami Nino (Antonin Scalia), avec qui il s’escrimait pourtant dans ses jugements.

Mais malgré ces tentatives pour promouvoir la fraternité de la Cour, elle a atteint sous la présidence conservatrice de John Roberts son plus bas taux d’approbation (40 %) de l’histoire moderne.

Mardi matin, tout autre décor : des centaines de manifestants sont installés devant l’édifice de marbre blanc. C’est la pilule abortive qui est en jeu.

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Des centaines de manifestants pro-choix et antiavortement étaient réunis devant le siège de la Cour suprême des États-Unis, mardi.

Légalement, c’est une question purement technique qui est débattue : est-ce que la Food and Drug Administration (FDA) a bien exercé ses pouvoirs en élargissant l’accès à la mifépristone, l’un des deux médicaments utilisés pour les avortements chimiques – qui représentent plus de la moitié des avortements dans le pays.

On retrouve, avec leurs pancartes habituelles, les militantes pro-choix et les opposantes à l’avortement.

Il y a aussi Terrisa Bukovinac, qui se décrit comme « démocrate, antifasciste, anticapitaliste et athée », mais fermement opposée à l’avortement. Elle a fait parler d’elle en 2022, quand on a saisi cinq fœtus dans son appartement. Elle a dit s’être fait remettre les restes de 115 fœtus avortés dans une clinique de Washington avant qu’ils ne soient incinérés. « Cinq d’entre eux étaient viables », dit-elle.

  • Terrisa Bukovinac

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    Terrisa Bukovinac

  • Jennifer March

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    Jennifer March

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Tout près, Jennifer March, 60 ans, est venue avec une amie, « pour nos filles et nos petites-filles ». Elles sont encore incrédules d’avoir vu le précédent Roe c. Wade liquidé par la Cour suprême il y a deux ans, cette fois par une décision à six contre trois, sur la ligne conservateurs-progressistes. « On ne peut pas avoir sa pleine citoyenneté si on n’a pas la pleine autonomie de son corps. »

Elles se demandent ce qui se passe dans leur pays, où « des gens deviennent fous pour les opinions de Taylor Swift, mais ne s’inquiètent pas des fusillades dans les écoles ».

Je quitte la frénésie de la rue pour gagner mon siège, veston-cravate obligatoire. Ici, aucun débordement, aucun bruit, aucun coude sur les tables, le public est surveillé de près.

Cette fois, il y a foule médiatique. Je suis relégué à la troisième rangée, derrière une colonne, entre deux dessinateurs judiciaires. Je peux tout de même voir les juges Jackson, Kavanaugh, Alito et Roberts si je me penche. Chaque juge est assis par ordre décroissant d’ancienneté, du centre vers l’extérieur. C’est le plus ancien, le juge Clarence Thomas, qui pose la première question. Puis le juge Alito. Ils font tous les deux l’objet d’intenses critiques, depuis qu’on a appris qu’ils ont reçu des cadeaux (voyages luxueux) de milliardaires, sans les divulguer.

L’avocate du gouvernement fédéral, Elizabeth Prelogar, solliciteure générale, n’en est pas à sa première plaidoirie. Elle renvoie les balles avec un aplomb formidable, connaît chaque virgule de son dossier.

Ce qui vous est demandé ici, dit-elle en substance, c’est de vous substituer à l’opinion scientifique de ceux qui approuvent les médicaments.

« Croyez-vous que la FDA est infaillible ? », demande le juge Alito.

Et comme pour répliquer à son collègue, la benjamine de la Cour, la juge Ketanji Brown Jackson, demande : « Est-ce que les cours ont les connaissances suffisantes pour infirmer une décision de la FDA ? »

Aussi : ces médecins qui prétendent agir pour la santé publique veulent en réalité limiter l’accès à ce médicament abortif. Rien ne les oblige à en prescrire, alors pourquoi voudraient-ils empêcher les autres de le faire ?

Sauf les remarques du juge Alito, on ne sent pas chez les juges de cette cour, aussi conservatrice soit-elle, un grand enthousiasme pour la cause de ces médecins. Il est toujours hasardeux de prédire le résultat en se basant sur les questions des juges. Mais la cause et le moment semblent mal choisis pour restreindre encore plus le droit à l’avortement, deux ans après l’affaire Dobbs, qui a permis aux États de restreindre ce droit.

Mercredi matin, retour au calme. Une cour toujours remplie de visiteurs et d’avocats venus se faire oindre. Mais quatre journalistes, pour une affaire criminelle – est-ce qu’un accusé a droit à un jury pour déterminer s’il a commis trois crimes avec une arme à feu « dans des épisodes différents » ? Non, ça n’a rien à voir avec le droit de posséder une arme. C’est une question technique sans grandes conséquences.

On a tout de même eu droit à un petit accrochage, quand le juge Alito a invoqué un argument historique pour interpréter le droit au jury.

« Quand on se met à parler d’histoire, ça m’ennuie, parce qu’on entre dans des interprétations subjectives », a répliqué la juge Sotomayor. Ce à quoi le juge Kavanaugh a répondu : « Si la réponse n’est pas dans le texte de loi, il faut bien s’en remettre à l’histoire [législative], même si ça ne nous plaît pas. »

C’est le plus près qu’on soit passé d’une empoignade de robes. Mais on trouve dans ce bref échange le cœur de la division idéologique de la Cour : devant un texte constitutionnel écrit en 1789, faut-il s’en remettre à l’intention des « Pères fondateurs » et chercher à savoir ce qu’ils avaient en tête à l’origine ? Ou faut-il donner un sens moderne à des mots couchés sur papier à la plume d’oie, alors que l’internet et le grille-pain électrique n’existaient pas ?

Les tenants de la première approche ont maintenant le haut du pavé à la cour, et probablement pour longtemps. Les juges fédéraux américains sont nommés à vie, sans retraite obligatoire. Mais les juges Thomas et Alito ayant 75 et 74 ans, et la juge Sotomayor en ayant 69, il se peut que le prochain président puisse consolider la majorité conservatrice pour très longtemps, ou la renverser…