(Washington DC) C’est jour de congé à la Cour d’appel du district de Columbia, et tout est fermé. Tout, sauf une petite salle du deuxième étage.

Pour la sixième journée, le comité de discipline du barreau local entend la cause de Jeffrey Clark, un des nombreux avocats aux États-Unis qui risquent de perdre leur permis d’exercice pour avoir défendu un peu trop fort la thèse de la fraude électorale au nom de Donald Trump.

C’est le « procès » d’un avocat devant ses pairs, mais on dirait que c’est une autre version du procès de l’élection présidentielle.

Certains avocats ont admis devant leurs pairs avoir exagéré, menti et avancé des thèses de fraude électorale sans preuve. Comme au Colorado, où l’avocate Jenna Ellis a reconnu, en larmes, avoir répété divers mensonges non vérifiés pour empêcher la certification de l’élection présidentielle. Elle s’en est tirée avec un blâme pour ces manquements à la déontologie. Elle a aussi plaidé coupable dans la cause criminelle de Géorgie, comme deux autres avocats coaccusés avec Trump et une douzaine d’autres participants à ce complot. La Cour lui a imposé une amende de 5000 $ et une probation de cinq ans.

Mais MClark, un ancien cadre du ministère fédéral de la Justice, ne mange pas du pain de la repentance. Non, madame. Il ne plaide pas l’erreur de bonne foi. Sa défense jusqu’ici, c’est carrément que l’élection de Joe Biden a été volée. Il est avec Trump, à la vie, à la mort professionnelle.

Tout tourne autour d’une lettre que Clark voulait envoyer pour déclencher une enquête sur l’intégrité électorale. Ce n’était pourtant pas son mandat, puisqu’il était dans une division civile du ministère. Ses supérieurs ont refusé plusieurs fois le déclenchement de cette enquête infondée. Mais Clark persistait. Jusqu’à tenter de se faire nommer procureur général, après la démission de Bill Barr – l’avocat nommé par Trump à la tête de la Justice, et qui a claqué la porte après avoir refusé la théorie de la fraude électorale.

Clark a d’ailleurs été nommé par Trump ministre de la Justice le 3 janvier 2021… pendant quelques heures ! Devant la menace de démission en bloc de hauts responsables du ministère, Trump a reculé la journée même.

Clark est aujourd’hui responsable des affaires juridiques d’un groupe de réflexion (think tank) pro-Trump, le Center for Renewing America (CRA), dont la devise est « For God. For Country. For Community. » (Pour Dieu, pour le pays, pour la communauté). L’âme dirigeante du CRA, Russell Vought, un nationaliste chrétien, est le penseur ultraconservateur des membres du Congrès les plus radicaux, qui se sont proclamés le « Freedom caucus ». Eux qui ont déjà éjecté le leader républicain de la Chambre, et menacent d’éjecter son successeur actuel.

PHOTO ANNA MONEYMAKER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

L’ancien directeur du Office of Management and Budget (OMB), Russell Vought, en 2020

Pas question pour Clark d’admettre quoi que ce soit ici. Le CRA voit en fait dans cette accusation sans précédent une offensive politique de la gauche et de l’establishment judiciaire pour censurer les trumpistes et les punir juridiquement.

En ce lundi de Pâques, donc, les avocats de Clark ont présenté deux « experts », qui, tous deux, ont affirmé que les résultats de l’élection en Géorgie n’étaient pas fiables. Je dis « experts » entre guillemets parce que l’avocat du barreau du district de Columbia conteste que ces deux-là en soient le moindrement.

Le premier, Shawn Smith, un ancien employé de la Défense américaine spécialisé en cybersécurité, a parlé des risques omniprésents de piratage informatique de tout système connecté. Plusieurs puissances étrangères ont « des centaines de milliers » de cyberpirates dont le mandat est de déstabiliser le pays, et quoi de mieux que de truquer les élections aux États-Unis ? Car, de dire Smith, choisir les élus est la meilleure manière pour un pays ennemi d’infléchir les politiques de défense nationale. Il a affirmé avoir lui-même travaillé sur des tentatives américaines d’ingérence électorale dans d’autres pays, sans donner de détails.

Le second, Garland Favorito, un retraité (depuis 2017…) qui a fait carrière dans les technologies de l’information après avoir obtenu « un certificat », a prétendu devant le comité que jusqu’à 200 000 bulletins n’ont pas été comptés en Géorgie, où le vote par correspondance a explosé en cette année pandémique.

Précisons que l’État de Géorgie a procédé à deux recomptages et à une enquête, qui ont tous confirmé le résultat du vote, tout en notant diverses erreurs et faiblesses du système ici et là.

On sent, à voir ses joues rougir, que l’avocat du barreau a très hâte d’en découdre en contre-interrogatoire avec ces témoins. Avec son complet marine rayé, son pochoir rose-fleur-de-cerisier et ses bretelles assorties, Hamilton Fox III (déjà, le nom !) est la quintessence de l’avocat patricien américain gardien de l’honneur de la profession.

Ces témoignages visent évidemment à démontrer que Jeffrey Clark avait des motifs tout à fait légitimes, pour ne pas dire une obligation, de faire déclencher une enquête fédérale – même si, aux États-Unis, chaque État gère à sa façon l’élection présidentielle.

Mais ça va plus loin. Ce n’est pas seulement un truc, ou une défense technique. Plusieurs sont sincèrement convaincus que l’élection de Biden a été obtenue frauduleusement. Que la chose a même été « prouvée ».

La question se pose aussi de savoir jusqu’où un avocat peut aller dans la défense des thèses de son client. S’il fallait radier tous les avocats qui ont plaidé des mensonges de leurs clients, le taux de chômage dans la profession augmenterait rapidement. Jusqu’où va l’obligation de vérification des faits pour un avocat ?

Elle arrête quand il sait qu’il ment, ou qu’il présente une fausse preuve… en particulier pour empêcher la transition démocratique.

Le « Projet 65 », qui se présente comme un groupe bipartisan pour l’intégrité de la justice, a déposé des plaintes contre des dizaines d’avocats trumpistes un peu partout aux États-Unis. Pourquoi 65 ? C’est le nombre de poursuites intentées pour faire annuler l’élection par l’équipe de Trump après la défaite de 2020 – qui toutes ont échoué, finalement.

Le plus célèbre est évidemment Rudy Giuliani, suspendu dans l’État de New York, et en attente de décision ici dans le district de Columbia – après la recommandation de radiation de Giuliani par un comité de discipline, une formation de neuf membres du barreau doit confirmer la décision d’une semaine à l’autre ; finalement, la Cour d’appel tranchera.

Mais la liste des licences en péril est très longue. Encore la semaine dernière, une juge a recommandé la radiation d’un avocat trumpiste, cette fois du barreau de la Californie. John Eastman a été un des stratèges du renversement de l’élection. Il avait même dit au vice-président Mike Pence qu’il avait le droit de bloquer le résultat – ce que Pence a refusé.

Tout ceci ne changera rien au fait que pour des dizaines de millions d’Américains, ces condamnations sont politiques.

La suspicion est bien ancrée sur la chose peut-être la moins controversée traditionnellement aux États-Unis : qui a obtenu le plus de votes ?

Qui est Jeffrey Clark ?

L’avocat de 56 ans, formé à Harvard et à Georgetown, est membre de la Federalist Society, une organisation conservatrice influente dans les cercles juridiques.

Il a été sous-procureur général adjoint en matière d’environnement sous George W. Bush, et procureur général adjoint dans les mêmes fonctions sous Donald Trump.

Il dirige depuis 2021 les affaires juridiques du Center for Renewing America, une organisation pro-Trump.

Il est coaccusé avec Donald Trump et 17 autres de complot pour invalider les résultats électoraux en Géorgie.