(Bozeman, Montana) Dans le vieux théâtre ressuscité de Bozeman, on joue le classique de Tennessee Williams, La ménagerie de verre, et je ne veux pas manquer ça. En m’assoyant, je regarde les détails de ce vibrant bâtiment art déco à moitié défraîchi, sauvé par un OBNL, comme il y en a tant dans ce continent, bombonnes d’oxygène culturelles anonymes.

Au début du XXsiècle, les éleveurs avaient succédé aux prospecteurs, et il était temps de montrer qu’il y avait parmi les ranchers des amis des arts. Des membres de la famille la plus riche ont fait construire ce petit palais et lui a donné le nom de leur mère : Ellen.

PHOOT YVES BOISVERT, LA PRESSE

Le Ellen Theater

Il reste encore suspendues dans l’air des poussières des comédiens itinérants, chanteuses d’opérette, ventriloques, magiciens, animaux de cirque et tout ce que le train pouvait amener d’artistes, d’illusionnistes et de fantaisistes sur cette scène il y a 100 ans.

Ma voisine est affairée à lire le programme. Je lui demande si elle a déjà vu la pièce. Elle me répond en français, m’explique qu’elle a vécu en Belgique, a été courtière et vient de faire publier ses mémoires.

 – Quand mon mari est mort, j’ai découvert qu’il avait été un espion, me dit l’octogénaire tout de go.

Je n’ai pas le temps de poser une autre question ; la pièce commence.

Suspense…

Tennessee Williams raconte l’histoire d’une famille du Sud abandonnée par le père. « C’était un employé du téléphone et il est tombé en amour avec les longues distances », disent Tom, son fils, et sa mère, plus tard.

La pièce finie, ma voisine me donne sa carte de visite. D’un côté : Joyce Van Horne, artiste, écrivaine. De l’autre : une branche de citronnier qu’elle a peinte en Provence. Nous nous donnons rendez-vous.

Joyce habite chez sa fille, en banlieue de cette ville de 56 000 habitants qui est une des portes d’entrée vers Yellowstone.

Le centre-ville restauré de Bozeman a gardé son charme western rustique, tout en accueillant une nouvelle cohorte de hipsters, amateurs de plein air, de vélo de montagne et de kombucha. Ils sont venus tutoyer l’ours et le pygargue à tête blanche dans les sentiers de montagne et ne sont jamais repartis. (Contrairement à Lewis et Clark, qui sont retournés à Saint-Louis après avoir trouvé ici les sources majestueuses du Missouri. Les gars arrivent au paradis terrestre, prennent des tas de notes, paquettent leurs affaires et rentrent à la maison ! Va comprendre les explorateurs.)

  • Kira, étudiante à Missoula, membre de l’équipe de rodéo de l’université, avec Rhum et Ashes

    PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

    Kira, étudiante à Missoula, membre de l’équipe de rodéo de l’université, avec Rhum et Ashes

  • Le Western Café

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    Le Western Café

  • Scène de rue, Bozeman

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    Scène de rue, Bozeman

  • Rue principale, Bozeman

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    Rue principale, Bozeman

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Se côtoient ici les filles de l’équipe de rodéo de l’Université d’État du Montana (MSU), les nomades et les locaux de longue date qui pêchent à la mouche aussi intensément que d’autres entrent en transe méditative. À côté de la dizaine de microbrasseries et de cafés écoresponsables, il y a encore le Western Café, qui résiste au passage du temps en offrant de la cuisine maison et des pointes de tarte d’une livre et quart…

Joyce et sa fille habitent dans un nouveau lotissement, enclos de maisons marron venues brouter la prairie.

Elle a connu son mari au collège, à Baltimore. Il était son prof de chimie. Soudainement, cet homme qui avait étudié en philosophie s’est vu offrir toutes sortes de postes de gestion qu’il ne semblait jamais avoir sollicités. Chez Westinghouse. Puis chez ITT, la fameuse International Telephone and Telegraph, qui l’a envoyé à Bruxelles.

Ils ont eu trois enfants. Il était parti toutes les semaines, mais revenait le week-end. « Quand on allait en vacances, je conduisais la voiture avec les enfants et lui venait nous rejoindre en avion. Il ne voyageait jamais avec nous. Je ne me posais pas de questions, peut-être étais-je stupide… »

Au contraire, cette femme cultivée, qui a travaillé pour une firme de publicité et pour Merrill Lynch, se tient assez loin de la stupidité.

 – Quand on aime, Joyce…

 – Oui, je l’aimais.

Plus tard, il a décroché un poste à l’OTAN, lui qui n’avait pas plus d’entraînement militaire que vous et moi (j’ai quand même beaucoup appris en jouant avec des G. I. Joe). Mais encore là, Joyce ne se posait pas de questions.

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Joyce Van Horne devant une de ses peintures

Les années ont passé. Ils ont pris leur retraite. Il est mort en 2019, à 86 ans.

« Il avait laissé bien en vue sur son bureau un dossier intitulé “people”. Je l’ai ouvert. C’était une liste de 626 noms. J’en connaissais certains. Le mien était là. Chaque nom était accompagné d’une lettre, comme un code. »

Elle me montre le dossier mystérieux, série de feuilles à trous d’imprimante des années 1980. Personne ne sait ce que ça veut dire.

Mais Susan, leur fille, avait ses doutes depuis l’adolescence. « Il avait des titres comme “directeur du marketing”. Il ne connaissait rien là-dedans ! Et tous ces déplacements… Il n’était jamais là. »

Sur son lit de mort, elle l’a confronté.

 – Papa, est-ce que tu travaillais pour la CIA ?

« Il m’a avoué qu’il avait travaillé pour la NSA. »

La National Security Agency est une division de la Défense responsable des télécommunications. Ça va très bien avec un emploi chez ITT, qui a installé des systèmes de télécommunications partout dans le monde après la Seconde Guerre mondiale. Et à l’OTAN.

Joyce a remis ensemble quelques détails mystérieux. Ce « boss », qui venait de temps en temps des États-Unis, et qui s’est apparemment suicidé – c’est ce que son mari a dit. « Je suis certaine que c’était son contrôleur. »

Et ces missions partout en Europe et au Nigeria. Ce visa annulé, puis retrouvé après une rencontre avec le futur président…

« Ce n’était pas un espion comme James Bond, mais il travaillait dans le renseignement, et j’imagine qu’il nous a protégés en ne nous disant rien, en ne se déplaçant pas avec nous », dit-elle.

Susan a fouillé dans les vieux passeports. Les étampes racontaient une histoire différente – plusieurs voyages en Espagne, dont il n’avait jamais parlé. On sait qu’ITT était présente sous Franco via la société de téléphonie, en plus de s’occuper des communications militaires.

 – Ça vous a fait quoi de découvrir ça… et encore, seulement des fragments ?

 – C’est comme s’il était mort une deuxième fois. Comme si je n’avais pas fait autant partie de sa vie que je le croyais… Je n’ai connu que la moitié de lui.

Parfois, les employés du téléphone tombent en amour avec les longues distances.