(New York) Un nouveau front s’est ouvert dans les guerres culturelles qui divisent les États-Unis : la viande « woke ». Seriez-vous surpris d’apprendre que Ron DeSantis s’y oppose ? Il n’est pas le seul à le faire dans le camp des carnivores républicains.

Le mot « woke » donne une idée de la dimension politique d’un sujet qui ne l’est pas à proprement parler. Il est question ici de viande cultivée en laboratoire, également appelée viande de culture ou viande cellulaire (à ne pas confondre avec la viande dite végétale).

Il s’agit de ce que ses promoteurs considèrent comme la nourriture de l’avenir : une viande issue de cellules animales qui sont placées dans des milieux de culture géants appelés bioréacteurs pour favoriser leur multiplication. Le résultat du processus est un produit qui a l’odeur, le goût et, idéalement, la texture du bœuf, du poulet ou du saumon, entre autres.

Aux États-Unis, cette industrie est encore embryonnaire. En juin 2023, le ministère de l’Agriculture a autorisé la production et la vente de poulet cellulaire par deux entreprises : Upside Foods et Food Meat. Pendant un certain temps, des restaurants de San Francisco et de Washington ont offert à leur clientèle les produits de ces entreprises.

Il s’agissait d’un tout premier pas vers la commercialisation d’autres viandes cultivées en laboratoire, l’objectif étant de les rendre disponibles un jour dans tous les bons supermarchés et restaurants.

Les promoteurs de la viande cultivée en laboratoire y voient de nombreux avantages, y compris pour la santé des humains (diminution du risque de contamination par des bactéries pathogènes), le bien-être des animaux (réduction de l’abattage à grande échelle) et l’avenir de la planète (baisse de la pollution agricole et des émissions de gaz à effet de serre).

Il y a évidemment des inconvénients. La texture de la viande cultivée en laboratoire n’est pas encore optimale, surtout pour le bon vieux steak. Les laboratoires sont énergivores. Et les coûts sont encore élevés.

Mais les investisseurs, dont Bill Gates et les géants alimentaires Cargill et Tyson Foods, sont au rendez-vous.

Bill Gates, la fausse viande et Nuremberg

Mais avant même que cette industrie ne décolle vraiment, certains États rouges se cabrent. Les deux chambres du Parlement de Floride ont ainsi adopté en mars dernier un projet de loi destiné à criminaliser la vente, la fabrication ou la distribution de la viande cultivée en laboratoire. Selon le texte, les contrevenants seront passibles d’une amende allant jusqu’à 500 $ et d’un emprisonnement de 60 jours.

Tout ça dans un État gouverné par un parti – le Grand Old Party (GOP) de Ronald Reagan – qui a déjà fait de la libre entreprise une de ses valeurs suprêmes.

Il ne manque que la signature de Ron DeSantis pour que le texte devienne loi. Le gouverneur républicain a déjà signalé sa détestation de la viande cellulaire.

PHOTO PHIL SEARS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Ron DeSantis, gouverneur de la Floride

« Nous n’allons pas avoir de la fausse viande. Cela ne marche pas », a-t-il tranché en février dernier avant de dénoncer « tout un programme idéologique qui s’attaque à de nombreux éléments importants de notre société ». Le mot « woke » étant souvent associé au programme idéologique contre lequel Ron DeSantis se bat, certains médias s’en sont servis pour étiqueter la viande cultivée en laboratoire.

Dans la foulée de la Floride, trois autres États dont le Parlement est dominé par le GOP – l’Alabama, l’Arizona et le Tennessee – examinent des projets de loi ayant pour but de tuer dans l’œuf l’industrie de la viande cellulaire. Après un premier échec, le Texas pourrait de son côté s’y reprendre.

Les promoteurs du texte du Tennessee n’entendent pas à rire. Ils veulent imposer une amende de 1 million de dollars à quiconque vend de la viande de culture dans leur État. Si l’amende est salée, le débat qui entoure cette question ne l’est pas moins.

« Certaines personnes aimeraient probablement manger des insectes avec Bill Gates, mais pas moi », a déclaré Bud Hulsey, élu républicain du Tennessee, qui a également fondé son opposition à la viande cellulaire sur le code de Nuremberg, adopté après la Seconde Guerre mondiale en réponse aux expériences médicales menées par les nazis sur des êtres humains.

La viande de Dieu

En Floride, le représentant d’État Dean Black, lui-même éleveur de bétail, a donné une dimension religieuse à son opposition. « La viande de culture n’est pas de la viande ! », a-t-il tonné lors d’un débat en chambre. « Elle est fabriquée par l’homme. La vraie viande est fabriquée par Dieu lui-même. »

Et d’ajouter : « Si vous voulez vraiment essayer la pâte protéique à base d’azote, allez en Californie. »

Il va sans dire que l’État de Californie investit dans la viande cellulaire.

Il est également entendu que les opposants à la viande de culture subissent les pressions de l’influent lobby des éleveurs de bétail.

Mais leur désaccord est aussi à la fois théâtral et identitaire. En politique américaine, l’expression « lancer de la viande rouge » est souvent utilisée pour décrire les commentaires démagogiques ou incendiaires de tribuns désireux d’allumer les passions ou de susciter les adhésions.

Or, dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit pas seulement d’une métaphore.

« Pour certains politiciens républicains, il s’agit d’une stratégie qui motive, en particulier les électeurs masculins de droite, à penser qu’une menace pèse sur leur mode de vie », explique à La Presse Sparsha Saha, chargée de cours à l’Université Harvard et unique politologue empirique à étudier la politique de la viande.

« Nous savons que les normes masculines correspondent aux normes conservatrices. Et les normes conservatrices sont en corrélation avec l’attachement à la viande. Les expériences menées par les chercheurs montrent que lorsque la consommation de viande est menacée, les hommes ont l’impression que leur masculinité est menacée. »

Cela expliquerait-il les photos de gros steaks sur le gril que certains hommes publient sur les réseaux sociaux afin de clouer le bec aux soi-disant « wokes » ?