(Washington, D.C.) Impossible de dire exactement comment la Cour suprême des États-Unis va décider de « faire l’Histoire » avec l’affaire Donald Trump.

Mais impossible d’être assis derrière une colonne de marbre dans cet édifice majestueux à écouter cette cause sans ressentir la bizarrerie, l’absurdité, tout aussi historiques, de la situation.

On est vraiment en train de se demander si un président peut commettre des crimes impunément ?

Pendant que l’avocat de l’ancien président était debout pour exiger l’immunité criminelle absolue, Donald Trump était assis dans une cour criminelle de New York (une affaire dont les faits précèdent la présidence de l’accusé, donc non couverte).

Personne ne peut être à deux endroits en même temps, c’est vrai. Et pourtant, pendant deux heures et demie, les neuf juges ont déversé un torrent d’hypothèses extrêmes sur les dangers de l’immunité… ou de l’absence d’immunité.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Des manifestants étaient installés devant le siège de la Cour suprême en marge de l’audience sur l’immunité présidentielle, jeudi.

La cause de Trump ici n’a pourtant rien à voir avec une action militaire controversée. Ni même une opération secrète douteuse de la CIA, dans l’intérêt national. Il s’agit d’une série de gestes illégaux pour garder le pouvoir. Pour empêcher la certification d’un résultat électoral par des moyens frauduleux – les moyens légaux ayant échoué.

Mais comme la question de l’immunité n’a jamais été tranchée, il ne faut pas s’attacher à l’affaire Trump : nous devons décider pour la postérité, a dit solennellement le juge Neil Gorsuch. Quel sera l’impact pour les futurs présidents ?

Certains rêvaient d’une décision séance tenante, qui renverrait Trump devant ses juges. On prédit la défaite de son argument.

Défaite ? Ça dépend ce qu’on entend par là. D’abord, il a gagné du temps précieux, qui rend douteuse la tenue des trois procès avant l’élection de novembre. Ensuite, même si on ne lui reconnaît pas l’immunité absolue, à entendre les questions des juges conservateurs, il risque fort d’y avoir plusieurs subtilités qui compliqueront encore plus la tenue des procès.

Du style : l’acte reproché au président est-il un acte « officiel » ou un acte commis simplement pour un gain personnel ? Dans le cas de l’invalidation des résultats électoraux, c’est parfois les deux en même temps : faire une nomination à la Justice – ce qui est son privilège absolu –, mais dans le but de faire annuler un résultat électoral légitime – ce qui est pour un gain personnel.

N’attendons pas une décision avant la fin juin, et n’attendons pas une décision trop simple, ni unanime.

« Dans un passé pas si lointain, certains présidents se sont impliqués dans des activités, coups ou opérations comme l’Opération Mongoose [l’invasion ratée de Cuba sous JFK] quand j’étais adolescent, et pourtant, il n’y a pas eu de mise en accusation », a dit le juge doyen, Clarence Thomas.

« C’est parce qu’il n’y a pas eu de crime, votre honneur », a répondu Michael Dreeben, l’avocat du département de la Justice.

On est au centre de l’argument de Trump ici : est-ce que la peur d’être poursuivi par l’administration suivante va empêcher un président d’agir avec la férocité nécessaire, sans hésitation ? Le chef des armées a souvent des décisions de vie ou de mort à prendre…

John Sauer, l’avocat de Trump, a donné quelques exemples : « Est-ce que le président Bush pourrait être poursuivi pour avoir menti au Congrès et avoir déclenché la guerre en Irak ? Est-ce que le président Obama pourrait être poursuivi pour les attaques de drone qu’il a autorisées et qui ont tué des citoyens américains à l’étranger ? »

PHOTO DANA VERKOUTEREN, ASSOCIATED PRESS

John Sauer, un des avocats de Donald Trump, prend la parole devant les juges de la Cour suprême américaine, jeudi.

On notera cet exemple final en forme de menace, par l’avocat de Trump : « Est-ce que le président Biden pourrait être poursuivi pour avoir illégalement incité des immigrants à entrer sans droit au pays à cause de ses politiques frontalières ? »

Un sous-entendu qui relaie ce que Trump lui-même a dit : nous aussi, on peut accuser l’ancien président en arrivant au pouvoir…

La réponse à cela n’est pas l’immunité absolue, dit MDreeben. Mais plutôt un ensemble de protections pour les actes officiels d’un président qui lui permet d’exercer son autorité militaire sans retenue. Notamment le fait qu’il reçoit des avis du procureur général, ce qui le protège. Avant d’être accusé, de toute manière, il faut passer par plusieurs étapes, du conseiller indépendant au « grand jury ».

Les présidents jouissent d’une immunité absolue dans les affaires civiles pendant leur mandat, et pour les actes accomplis pendant leur mandat. On ne veut pas que n’importe quel citoyen puisse déranger la présidence avec sa décision de poursuivre personnellement.

Par ailleurs, le département de la Justice considère qu’un président doit jouir de l’immunité contre toute poursuite criminelle pendant son mandat. Mais ce n’est qu’une politique interne, pas un jugement. Et cela n’empêche pas de le poursuivre après.

Nous sommes donc « après », avec un président face à quatre dossiers criminels.

Pour l’avocat de Trump, le fait que pour la première fois un président est accusé en 234 ans d’histoire démontre qu’on a « mis fin » à la règle implicite d’immunité. Le département de la Justice réplique que si ce n’est jamais arrivé, c’est parce que les 44 autres présidents avant lui n’ont pas commis de crime, en tout cas pas comme ça.

Un autre juge conservateur, Brett Kavanaugh, s’est demandé s’il n’y avait pas un danger de voir une sorte de cycle d’accusations des anciens présidents chaque fois qu’on changerait d’administration, le dernier en ligne se vengeant du précédent, etc.

Le procureur fédéral répète que plusieurs garanties existent pour empêcher un tel détournement de la justice à des fins politiques.

Les juges progressistes, comme Sonia Sotomayor, ont émis des hypothèses inverses : un président aurait-il l’immunité même s’il ordonnait à l’armée de le maintenir au pouvoir ? De faire assassiner un rival par les services secrets ? Il faudrait d’abord une destitution par le Congrès, selon MSauer.

La juge Ketanji Brown Jackson, elle, dit qu’au lieu de s’inquiéter de la timidité des futurs présidents, on devrait craindre bien davantage un président qui se saurait à l’abri des poursuites, et qui transformerait son bureau en repaire criminel. La juge conservatrice Amy Coney Barrett est revenue sur plusieurs chefs d’accusation contre Trump, et a fait admettre à son avocat qu’il ne s’agissait pas de gestes « officiels ». Donc pas commis à titre de président, mais de candidat à sa réélection.

On a beau dire que le débat ne se limite pas à Trump et qu’il faut des règles pour les siècles à venir, tout cela n’a aucun sens si l’on fait abstraction de son refus de reconnaître le résultat électoral.

C’est ce qu’il y a d’absurde ici, même si ces questions théoriques sont fondamentales : on échafaude des hypothèses sur des cas limites, extravagants.

On évacue le fait que Trump est le seul président de l’histoire à ne pas avoir respecté le résultat d’une élection. Même trois ans et demi plus tard.

Tout part de là, de ce très unique refus, qui dure encore.