Un an après la tragédie qui a coûté la vie à huit migrants, la communauté mohawk d’Akwesasne fait installer des dizaines de caméras de surveillance aux quatre coins de son territoire. L’initiative, qui vise à résoudre des enquêtes au moment où le nombre de migrants irréguliers qui y transitent ne cesse d’augmenter, ne fait pas que des heureux.

Leur présence est discrète, mais elles sont bien visibles, perchées en hauteur sur des poteaux, à plusieurs endroits de l’île de Cornwall.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Sous peu, tous les accès routiers à Akwesasne – et même certaines berges – seront filmés en permanence, ce qui serait une première pour une communauté autochtone au pays, selon le chef de la police mohawk locale, Shawn Dulude, et deux experts consultés par La Presse.

Akwesasne a une situation bien particulière du fait de son emplacement, à cheval entre les États-Unis, l’Ontario et le Québec.

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Un policier observe une caméra de surveillance installée sur le territoire de la communauté mohawk d’Akwesasne.

L’endroit, qui englobe également un chapelet d’îles, dont plusieurs non habitées, a déjà été identifié par les autorités comme une plaque tournante du trafic d’armes à feu et de drogue. Et plus particulièrement, ces dernières années, d’humains.

Un drame, pas d’arrestation

À la fin de mars 2023, Akwesasne a été frappée par un drame lorsqu’un bateau transportant neuf personnes, dont deux jeunes enfants, a chaviré dans le fleuve Saint-Laurent.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Recherches à Akwesasne le 31 mars 2023 après que des migrants ont chaviré dans le fleuve Saint-Laurent

Tous ses passagers, qui tentaient d’entrer de façon irrégulière aux États-Unis depuis l’Ontario, sont morts noyés, tout comme le pilote de l’embarcation, un résidant d’Akwesasne dont le corps a été retrouvé dans un second temps.

Trois hommes exploitant un réseau de passeurs clandestin ont été accusés en Inde en lien avec cette tragédie.

En janvier dernier, Radio-Canada rapportait que l’un d’eux a été formellement appréhendé dans le pays alors qu’il revenait du Canada. Selon les autorités indiennes, les deux autres suspects seraient toujours en fuite, possiblement au Canada.

Mais aucune arrestation n’a eu lieu au Canada et l’enquête est toujours en cours.

Des éléments de preuve

Des éléments de preuve ont toutefois pu être récoltés grâce aux caméras de surveillance… installées du côté américain, indique le sergent-chef de la police mohawk d’Akwesasne, Ranatiiostha Swamp.

L’installation de telles caméras de surveillance de ce côté-ci de la frontière aurait certainement aidé à identifier des suspects grâce à des descriptions fournies par des témoins, croit-il.

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Caméra perchée près d’une route de l’île de Cornwall

Selon Shawn Dulude, l’installation de caméras de surveillance permettra en effet de récolter de la preuve dans certains dossiers d’enquête. Il cite le cas d’un meurtre récemment survenu dans un domicile de la communauté et où la caméra d’un citoyen a permis d’identifier un suspect.

Le meurtre de Kenny Leaf, un père de six enfants de la communauté dont le corps a été retrouvé six mois après sa disparition, en juillet 2018, est également évoqué.

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Shawn Dulude, chef du Service de police mohawk d’Akwesasne

Je m’étais dit : si on avait eu [des caméras] à l’entrée du village […], ça faciliterait nos enquêtes et ça nous aiderait.

Shawn Dulude, chef du Service de police mohawk d’Akwesasne

Des caméras installées non loin des berges à certains endroits stratégiques devraient également aider à repérer les passeurs, espère M. Dulude, au moment où le nombre de migrants transitant par Akwesasne s’est accentué.

Face à cette augmentation rapide, l’approche plus traditionnelle « si vous voyez quelque chose, dites-le » ne semblait pas porter ses fruits, indique le grand chef du Conseil mohawk d’Akwesasne, Abram Benedict. « Par peur de représailles, ce n’était pas une option privilégiée par la plupart des gens », explique-t-il.

Des sommes fournies par différents ordres de gouvernement ont finalement permis de concrétiser l’achat des caméras, dont le coût s’élève à environ 100 000 $, dit-il.

Les autorités comptent en installer une cinquantaine.

Des caméras déjà endommagées

Mais leur installation n’est visiblement pas appréciée de tous à Akwesasne.

Dans l’île de Cornwall, la partie ontarienne de la communauté, où les caméras ont été installées en premier, il y a un mois environ, au moins trois d’entre elles ont déjà été endommagées.

« Celle-là s’est fait tirer avec un paintball, j’espère qu’on pourra seulement la nettoyer », dit le sergent-chef Ranatiiostha Swamp, en pointant un écran noirci et à l’arrêt sur son moniteur.

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Le sergent-chef Ranatiiostha Swamp, du Service de police mohawk d’Akwesasne

Une publication sur les réseaux sociaux du Conseil des Mohawks d’Akwesasne a attiré son lot de commentaires désapprobateur à la fin de mars.

L’une de ces personnes, jointe par La Presse, se questionne sur l’utilité des caméras. « C’est un peu comme Big Brother, explique-t-il. Ils disent que c’est pour attraper des criminels, mais plusieurs personnes sentent qu’elles sont dans un État policier. »

Les gens tiennent à leur intimité et ont peur que la police ou leur partenaire se servent des équipements à leur façon [pour les espionner], mais ce n’est pas fait pour ça.

Abram Benedict, grand chef du Conseil mohawk d’Akwesasne

« Tu as la majeure partie de la communauté qui est heureuse, et tu as la faction des gens qui, pour des raisons X, ne veulent pas être filmés, photographiés, se sentent persécutés et là, prennent la parole sur Facebook », estime pour sa part le chef de police, Shawn Dulude.

Bientôt au Québec

Et il n’entend toutefois pas céder à cette pression. Le déploiement des caméras se poursuivra dans les prochains mois, notamment dans la portion québécoise de la communauté, confirme-t-il.

Le district de Snye, où ont été retrouvés les corps des migrants ayant chaviré en mars dernier, est visé. À cet endroit, plusieurs chemins forestiers traversent la frontière vers les États-Unis.

Shawn Dulude, qui préside également l’Association des directeurs de police des Premières Nations et Inuit du Québec, admet que « l’idéal, ce serait d’avoir dix personnes de plus sur l’eau et sur la route ».

Or, les corps policiers, et plus particulièrement les corps policiers autochtones, sont aux prises avec des enjeux de recrutement.

Un impact à déterminer

Si l’installation de caméras de surveillance exploitées par la police est répandue dans plusieurs grandes villes au Canada, y compris à Montréal, le cas d’Akwesasne, une petite communauté autochtone, serait une première au pays, selon deux experts consultés par La Presse.

Auront-elles un impact sur la criminalité dans le secteur ? Cela reste à voir, expliquent-ils.

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Le déploiement des caméras se poursuivra dans les prochains mois, notamment dans la portion québécoise de la communauté.

Selon le professeur de criminologie à l’Université de Montréal Rémi Boivin, il est important qu’un humain se trouve bel et bien derrière le moniteur pour regarder ce qu’elles filment.

« De juste poser une caméra et de penser que ça va changer le comportement de tout le monde, si la conséquence d’être filmé arrive plusieurs jours, semaines, années après, ça ne donne pas grand-chose. »

Irvin Waller, professeur émérite à l’Université d’Ottawa et auteur du livre Science and Secrets of Ending Violent Crime, rappelle quant à lui l’exemple du Royaume-Uni. Dans les années 1990, le pays s’est doté d’un nombre important de caméras de surveillance, une initiative ayant porté ses fruits pour réduire les crimes contre la propriété.

Reste à voir si cela peut prévenir le trafic ayant cours à Akwesasne. « S’il y a [des caméras] sur les berges, cela peut dissuader les [passeurs] ou les convaincre d’aller ailleurs, mais permettre aussi d’en attraper. »