À 105 ans, Brenda Milner n’est pas du genre à laisser passer une occasion d’apprendre quelque chose.

Je croyais bien être arrivé à la fin de mon entretien avec celle qu’on surnomme « la grande dame des neurosciences », qui a eu la gentillesse de me recevoir chez elle.

Je la remercie donc chaleureusement en rangeant calepin et enregistreuse quand je comprends que notre discussion, en fait, n’est pas terminée.

Car maintenant que j’ai épuisé ma liste de questions, c’est à son tour de me poser les siennes !

« Qui d’autre avez-vous interviewé ? Qui allez-vous interviewer ensuite ? Est-ce que les scientifiques répondent de la même façon que les artistes ? Ou les sportifs ? Et les gens d’affaires ? » me bombarde-t-elle, les yeux brillants de curiosité.

J’avais négligé l’insatiable soif de savoir de Brenda Milner.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

La neuroscientifique Brenda Milner

Quand je l’informe que j’ai interviewé pour cette même rubrique René Doyon, directeur de l’Institut de recherche sur les exoplanètes, elle montre un intérêt si vif pour la chasse à la vie extraterrestre que j’ai un moment l’impression de raconter un conte de fées à une petite fille.

Pas étonnant que lorsqu’on demande à Brenda Milner de nommer les qualités qui lui ont permis de s’imposer comme l’une des plus grandes scientifiques du Québec, elle réponde par le mot qui guide toute sa vie.

« La curiosité, s’exclame-t-elle sans aucune hésitation. C’est le plus important ! »

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La neuroscientifique Brenda Milner

Brenda Milner est connue pour ses découvertes sur la mémoire. Mais son plus grand legs est peut-être sa méthode de travail. En étudiant des patients atteints de lésions cérébrales et en établissant des liens entre leurs comportements et les structures du cerveau, elle a jeté les bases de la neuropsychologie.

Même si plusieurs lui attribuent la maternité de cette discipline, elle refuse elle-même de se l’approprier.

« C’est absurde, lance-t-elle. Nous avons été plusieurs, le mérite ne revient jamais à une seule personne. »

Elle écarte de la même façon les questions sur le prix Nobel. De nombreux scientifiques m’ont déjà confié estimer que la professeure Milner aurait dû le recevoir. Elle-même m’a raconté s’être déjà rendue à Oslo pour une sorte de réunion de sélection... et avoir peut-être froissé les évaluateurs en allant magasiner au lieu d’écouter leurs allocutions1 !

Mais elle ne veut pas revenir là-dessus.

« J’ai eu assez de prix dans ma vie, mon travail a été très bien reconnu », dit-elle.

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La neuroscientifique Brenda Milner

J’avais rencontré la professeure Milner à l’occasion de son centième anniversaire. À l’époque, elle se rendait encore plusieurs fois par semaine au « Neuro » (l’Institut-hôpital neurologique de l’Université McGill), où elle a travaillé pendant des décennies.

Depuis la pandémie, elle préfère recevoir les gens chez elle, dans l’appartement qu’elle occupe depuis 1959 au 8e étage d’un immeuble situé tout près de l’Université McGill.

Derrière son fauteuil se déploie une impressionnante forêt de plantes. Plus loin, on aperçoit le mont Royal par la fenêtre. Des livres et des journaux occupent une bonne partie du salon.

« Je suis bien ici. Le Neuro est à sept minutes de marche, alors mes amis peuvent venir me visiter », dit-elle.

J’étais curieux de savoir comment la centenaire passe ses journées et occupe son esprit.

Tous les matins, elle lit les journaux (ses favoris sont The Gazette et le quotidien britannique The Guardian, où son père a été critique musical). Elle se fait un honneur de faire les mots croisés – en pestant lorsqu’il y a trop de références à la télévision, qu’elle ne regarde pas.

Elle écoute ensuite la radio de la CBC, puis parle à des amis au téléphone ou les reçoit chez elle.

« J’aime l’ambiance des nouvelles, de l’actualité », dit-elle. Sa grande passion demeure le soccer, elle qui reste fidèle au club de sa ville natale, Manchester City (ne faites pas la gaffe, comme je l’ai fait, de le confondre avec Manchester United).

Un peu avant son centième anniversaire, elle m’avait dit être étonnée de constater que la société attend des aînés qu’ils fassent preuve de sagesse – une qualité qu’elle disait ne pas posséder.

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La neuroscientifique Brenda Milner

À 105 ans, la sagesse l’a-t-elle finalement gagnée ?

« Oh non, dit-elle en riant. Je ne suis pas plus sage. J’espère juste ne pas l’être moins ! »

Il est vrai que Mme Milner n’est pas du genre à professer de grands enseignements du haut de son âge vénérable. Son discours est toujours très terre à terre. Son entourage, par exemple, m’avait dit qu’elle était à l’aise d’aborder le sujet de la mort. Mais oubliez tout de suite les grandes envolées métaphysiques.

« Est-ce que je pense à la mort ? Non, pas beaucoup. Sauf quand j’ai des questions comme les vôtres ! », me lance-t-elle avec un feint ton de reproche, rapidement suivi de ce rire qui ponctue régulièrement ses propos.

« Je n’ai pas de religion, je pense que la mort, c’est la fin, ajoute-t-elle. Mais je n’ai pas hâte à la fin puisque je ne souffre pas. Si j’étais malade, si j’avais des douleurs, ce serait peut-être différent. »

C’est lorsqu’on parle de science qu’elle se livre le plus. En plus de la curiosité, elle exhorte les scientifiques à la patience, puisque les découvertes sont le fruit d’un travail méticuleux qui finit par payer à long terme.

« Je n’ai jamais eu peur du travail, dit-elle. Même quand j’étais jeune fille, le samedi, je prenais congé pour regarder le football. Mais le dimanche, je travaillais toute la journée. »

« Suivez votre curiosité, conseille-t-elle encore aux jeunes scientifiques. Suivez vos passions. Et si les institutions pour lesquelles vous travaillez ne vous permettent pas de suivre vos intérêts, ne restez pas prisonnier. »

A-t-elle des regrets ? Elle réfléchit, avant de répondre par la négative et un grand sourire.

Défiant les recommandations de santé publique, Brenda Milner continue de boire son verre de vin tous les jours. Sa longévité, elle l’attribue à sa génétique. Et peut-être à la qualité de son sommeil, elle qui dit avoir toujours dormi comme une souche, « même après un double espresso ».

Nous nous sommes quittés sur la promesse de nous revoir dans cinq ans. À voir la forme qu’affiche Brenda Milner, je prépare déjà mes questions. Et, cette fois, je saurai qu’il me faut aussi répondre aux siennes.

1. Lisez le texte « Infatigable fouineuse », publié à l’occasion du centenaire de Brenda Milner Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’ai toujours aimé le café. Le café noir sans sucre et sans lait. J’en bois après tous les repas, y compris celui du soir, car je n’ai pas de difficulté à dormir. Je n’aime pas le thé.

Ma devise favorite : À chacun selon ses capacités.

Le don que j’aimerais posséder : Je n’ai pas de convoitise. Mon seul souhait est de continuer à être en bonne santé.

Mon dimanche matin idéal : Me lever tôt et avoir un bon déjeuner, puis écouter la radio.

La dernière fois où j’ai pleuré : En coupant des oignons.

Qui est Brenda Milner ?

  • Née à Manchester, en Angleterre, en 1918, sous le nom de Brenda Langford.
  • Déménage à Montréal en 1944 avec son mari, Peter Milner.
  • En étudiant les patients du DWilder Penfield, elle fait des découvertes fondamentales, notamment le fait qu’il existe plusieurs types de mémoire relevant de différentes parties du cerveau.
  • Elle a reçu de nombreux prix internationaux, dont le prix Gairdner et le prix Kavli. Elle est aussi Compagnon de l’Ordre du Canada, grande officière de l’Ordre national du Québec et Grande Montréalaise.