Ils ont déclenché ce qui pourrait être une révolution tant technologique que sociale. Ils tentent maintenant d’en comprendre les risques. Pendant une semaine, certains des plus grands chercheurs en intelligence artificielle de la planète se sont réunis sur une plage de la Barbade à l’invitation d’un scientifique québécois. La Presse a eu un accès privilégié à leur séminaire unique.

En short et en sandales, les participants s’installent à des tables à pique-nique qui auraient besoin d’une bonne couche de peinture. Plusieurs ont les cheveux mouillés après une baignade dans la mer des Caraïbes.

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Vers 18 h, tout le monde converge naturellement vers la plage pour assister au coucher de soleil, une bière ou un verre de punch au rhum à la main.

Autour, la nuit est tombée. Le son des insectes s’ajoute à celui des vagues qui roulent sur la plage. Une brise agite les cocotiers, chassant une partie de la chaleur qui s’est accumulée pendant le jour. Tout près, quelque chose remue dans les bosquets – peut-être les singes qui ont mené un raid lors du déjeuner, volant deux bananes.

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Un singe a volé une banane lors d’un raid mené au déjeuner.

Nous sommes ici à l’Université McGill. Ce n’est pas une blague. Plus précisément à l’Institut Bellairs de la Barbade, un lieu à l’histoire fascinante (voir capsule).

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Un atelier du soir

Quant au séminaire auquel j’assiste, il ne ressemble à aucun autre.

La trentaine de participants qui y prennent part ont été triés sur le volet et minutieusement choisis pour générer un choc des idées.

La moitié d’entre eux proviennent d’entreprises actives dans l’intelligence artificielle, comme OpenAI, Google DeepMind, Microsoft ou ServiceNow. Les autres occupent des positions prestigieuses dans le monde universitaire : Cambridge, Harvard, Carnegie Mellon, Mila (Montréal), Institut Vector (Toronto).

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Provenant d’entreprises à la fine pointe de l’intelligence artificielle et du monde universitaire, ils sont une trentaine à participer au séminaire.

Ils sont informaticiens, mathématiciens, neuroscientifiques, avocats, économistes, sociologues. Leurs pays d’origine : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Croatie, l’Inde, la Pologne, l’Italie, la France, Israël, la Chine, le Canada…

Pour une intelligence artificielle au service des humains

Leur mission : réfléchir aux risques de ce qu’on appelle les grands modèles de langage. On parle de ces robots conversationnels comme ChatGPT, capables d’assimiler pratiquement l’ensemble de tout ce que l’humain a produit comme connaissances, de digérer ce savoir, puis de l’utiliser pour dialoguer avec les humains avec des résultats parfois stupéfiants de précision, parfois franchement farfelus.

Une seule règle a été imposée aux chercheurs : mettre l’accent sur les risques « immédiats, prévisibles et catastrophiques » des modèles de langage.

Exit, donc, les scénarios où l’intelligence artificielle acquiert un jour une volonté propre et décide d’exterminer les humains. Ce n’est pas que les organisateurs jugent la chose impossible. Ils souhaitent simplement orienter les réflexions vers des problèmes plus concrets et pressants.

Devant le groupe, éclairée par quelques lampes fixées au toit qui surplombe les tables à pique-nique, Sylvie Delacroix parle de l’impact des grands modèles de langage. Cette chercheuse franco-belge est professeure de droit et d’éthique au King’s College de Londres, en Angleterre.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE SYLVIE DELACROIX

Sylvie Delacroix, professeure de droit et d’éthique au King’s College de Londres

Le langage n’est pas qu’une façon de décrire le monde. C’est aussi une façon de le construire. Le langage forge la réalité.

Sylvie Delacroix, professeure de droit et d’éthique au King’s College de Londres

La chercheuse invite les participants à suggérer des exemples de cela.

« Un leader religieux qui lance un appel à la guerre contre les infidèles », propose Nicolas Chapados, vice-président à la recherche chez ServiceNow, à Montréal.

Sylvie Delacroix approuve. Son point : en utilisant le langage, les robots conversationnels comme ChatGPT (OpenAI), Llama (Meta) ou Gemini (Google) commencent à modeler le monde. Pour le meilleur et pour le pire.

Depuis le dévoilement public de ChatGPT3, en novembre 2022, le monde n’est en effet plus tout à fait le même. Pour la première fois, des masses d’humains interagissent avec une machine qui calque leurs mécanismes de pensée. Une machine capable de résumer une conférence entière en cinq points. Ou de transformer un volumineux document en présentation PowerPoint.

Une machine qui est aussi fondamentalement imparfaite et dont le fonctionnement demeure une boîte noire même aux yeux de ses concepteurs. Les interactions de millions d’humains avec ce robot ont lancé une gigantesque expérience scientifique et sociale dont on mesure encore mal les conséquences.

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Au centre, l’organisateur Denis Thérien sur une chaise Adirondack

En plein centre de l’assemblée, étendu sur une chaise Adirondack, trône l’architecte de ce séminaire : le chercheur québécois Denis Thérien.

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Denis Thérien, chercheur chez ServiceNow et organisateur du séminaire

Chaussé de sandales, coiffé d’une casquette posée à l’envers de laquelle s’échappent des cheveux blancs, ce professeur émérite de l’Université McGill affiche la dégaine rebelle d’un adolescent. Après un passage au sein de la défunte entreprise québécoise Element AI, Denis Thérien est aujourd’hui chercheur à la multinationale américaine ServiceNow.

C’est le 35e séminaire qu’il organise à l’Institut Bellairs en 35 ans.

« Cet endroit a complètement changé ma vie scientifique. Je suis devenu le gars le plus connecté dans le monde grâce à ça », lance-t-il en embrassant les lieux d’un geste.

Oubliez tout de suite le luxe. Si Bellairs est niché en plein paradis, l’endroit ressemble davantage à un camp scout qu’à un hôtel cinq étoiles. Les participants y dorment souvent deux par deux dans des chambres spartiates dépourvues de toilettes privées et d’air climatisé.

« Il faut une certaine forme d’ascétisme pour rester ici », admet Denis Thérien.

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Des participantes au séminaire sur l’intelligence artificielle profitent de la plage de l’Institut Bellairs de l’Université McGill.

Mais au bout de la propriété, il y a l’argument de vente qui convainc les plus grands cerveaux de la planète d’y séjourner : une plage de sable blond donnant sur des eaux turquoise remplies de poissons tropicaux.

Entre mathématiques et philosophie

Au fil du séminaire, j’ai vu la magie de Bellairs opérer. Après deux jours, on a déjà l’impression d’avoir été ici beaucoup plus longtemps. Des habitudes s’installent, des liens se tissent.

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Ana Marasović, Siva Reddy et Gillian Hadfield discutent devant un coucher de soleil.

L’horaire ne prévoit qu’un atelier le matin et un autre le soir. L’après-midi, les participants poursuivent les discussions en petits groupes ou enfilent masque et tuba pour explorer les récifs de corail.

Vers 18 h, tout le monde converge naturellement vers la plage pour assister au coucher de soleil, bière ou verre de punch à la main.

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Hattie Zhou, Ryan Lowe, Neil Lawrence et Siva Reddy en pleine discussion

Dans une conférence régulière qui accueille des centaines de participants, vous êtes chanceux si vous avez une conversation de 10 minutes avec quelqu’un. Ici, on peut soutenir des conversations sur plusieurs jours. Ça amène les choses à un autre niveau.

Hattie Zhou, doctorante au Mila

La jeune Hattie Zhou chercheuse poursuit un doctorat au Mila, à Montréal, après avoir travaillé pour Uber à San Francisco.

Ces discussions peuvent basculer des aspects techniques aux questions philosophiques en quelques secondes. Un moment, les participants analysent des méthodes mathématiques permettant d’augmenter la sécurité des modèles de langage. L’instant d’après, ils s’interrogent sur l’impact qu’aura l’intelligence artificielle sur l’identité humaine.

Après cinq jours d’échanges, l’heure de vérité a sonné : il faut s’entendre sur les grandes conclusions de l’exercice. Et on sent justement que ce sont des questions plus profondes qui habitent les participants.

« Il faut démocratiser ces technologies, lance Neil Lawrence, un informaticien de l’Université de Cambridge, en Angleterre. Il est urgent de faire en sorte que les avocats, les comptables, les enseignants, les infirmières, les gens normaux soient habilités par ces technologies, au lieu de se les voir imposer par de très grandes entités qui ne peuvent avoir une compréhension d’ensemble. »

« On sent une déconnexion, observe quant à elle Eszter Vértes, chercheuse chez DeepMind – une entreprise britannique d’intelligence artificielle rachetée par Google. Nous, la communauté de l’apprentissage machine, essayons de trouver des façons techniques de réparer les problèmes – identifier les biais introduits par les modèles, puis les corriger, par exemple. Plusieurs participants ici rejettent cette approche de réparations. Ils veulent concevoir des processus plus globaux qui conduiront naturellement à des résultats positifs. »

On insiste aussi sur la nécessité d’utiliser la puissance de l’intelligence artificielle pour s’attaquer aux grands problèmes de l’humanité : l’accès aux soins de santé, la lutte contre les changements climatiques, la réduction des inégalités.

« Actuellement, on utilise l’intelligence artificielle en art. Mais quel est le problème à régler là ? », lance par exemple Eszter Vértes.

Prochaine étape : mettre ces conclusions par écrit dans un énoncé de principe qui sera soumis à une revue savante pour publication.

« À plusieurs égards, je peux dire qu’il s’agit du séminaire le plus intéressant qui a eu lieu à Bellairs en 35 ans, lance Denis Thérien à la fin du séjour sous une salve d’applaudissements. J’ai l’impression que, cette fois, on s’est attaqués à des problèmes qui touchent tout le monde, et pas seulement 1 % de la population. »

Un don du commandant Bellairs

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L’Institut Bellairs de l’Université McGill, à la Barbade

Comment diable l’Université McGill s’est-elle retrouvée avec un institut à la Barbade ? L’histoire remonte au commandant Carlyon Wilfroy Bellairs, officier de la marine britannique élu au Parlement du Royaume-Uni en 1915.

À sa retraite, le commandant Bellairs s’installe sur la côte ouest de la Barbade. En 1954, un an avant sa mort, il lègue sa propriété à McGill.

Pourquoi avoir choisi l’université québécoise ? Une thèse (non vérifiée) veut que le commandant Bellairs en ait eu contre les Britanniques qui avaient chassé les conservateurs de Winston Churchill du pouvoir en 1945. Un don au Canada aurait été un pied de nez à l’Angleterre.

L’Institut Bellairs a longtemps été un centre de recherche sur la biologie marine. Au milieu des années 1990, McGill songe à le vendre. Le professeur Denis Thérien, qui a déjà commencé à y organiser des séminaires, intervient alors et promet de le rentabiliser en y multipliant les rencontres scientifiques.

Aujourd’hui, des séminaires s’y tiennent de janvier à mai. Les étudiants en agriculture de McGill y passent aussi une session à l’automne. Tout récemment, Bellairs s’est doté d’un comité scientifique pour évaluer et choisir les séminaires.