De la vigilance, un peu d’inquiétude, une relative ouverture, mais surtout beaucoup de questionnements. Voici le florilège de sentiments partagés par divers acteurs de l’édition littéraire québécoise à l’égard de l’instillation imminente de l’intelligence artificielle dans leur domaine.

D’ailleurs, quelques gouttes ont déjà percolé : des manuscrits rédigés avec le soutien de cette technologie ont récemment été déposés sur le bureau de certains d’entre eux, comme chez Boréal. « Nous en avons reçu, mais cela concerne seulement une poignée, peut-être deux ou trois. Peut-être des manuscrits nous ont-ils aussi été envoyés sans que l’usage de l’intelligence artificielle ait été révélé », indique Renaud Roussel, codirecteur de la maison d’édition.

PHOTO FRANÇOIS COUTURE, FOURNIE PAR BORÉAL

Renaud Roussel

Les écrits des candidats assumant l’usage d’une IA ont été lus et considérés, mais rapidement écartés, ne se hissant pas à la hauteur des standards de l’éditeur. « Nous n’avons donc jamais eu l’occasion de réfléchir à la question pour un manuscrit de qualité, mais il est certain que des discussions à l’interne ont lieu, car cela risque de se produire à l’avenir », anticipe M. Roussel, convaincu que l’IA ménagera inéluctablement son nid dans la littérature contemporaine, « parce qu’elle vient définir le moment que nous vivons et les auteurs sont là pour saisir cette réalité ».

Les éditeurs seraient-ils donc enclins à publier un très bon texte composé en tout ou en partie avec cette technologie ? Comme souvent, la réponse est : ça dépend…

Faits et gestes créatifs

« Je n’accepterais jamais un manuscrit généré en tout ou en partie par l’IA », tranche d’emblée Antoine Tanguay, directeur de l’édition chez Alto, qui le déconsidère en tant que « produit fini » ; sans pour autant claquer la porte. « Le processus créatif qu’il offre en tant qu’outil me semble beaucoup plus intéressant. Si l’IA est un compagnon de création, qui génère des pistes ou des idées, nous vivrons mieux avec un phénomène déjà à l’œuvre », table-t-il. D’ailleurs, un parfait exemple vient tout juste d’être publié sous sa bannière, avec la traduction de Te souviens-tu de ta naissance ? par Sean Michaels, où l’intelligence artificielle constitue l’un des personnages centraux.

Cette approche trouve une résonance chez Leméac, où le directeur littéraire Pierre Filion reste réceptif au phénomène, mais sans se nourrir d’illusions.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Filion, directeur littéraire chez Leméac

Si c’est une avancée dans la littérature, on va le considérer. Cependant, pour le moment, on est sujets à beaucoup de tâtonnements, d’expérimentations, d’essais-erreurs, mais aussi de fourberie.

Pierre Filion, directeur littéraire chez Leméac

Il se dit prêt à considérer la publication d’une œuvre bâtie avec le soutien d’une IA, à condition que la part de créativité de l’auteur soit particulièrement nette et distinctive, hissant le tout au niveau littéraire. Il dresse un parallèle avec un auteur qui recourrait à Wikipédia, tout en remaniant cette matière première. « S’il a utilisé des sources provenant de l’intelligence artificielle, qui sont en fait des amalgames d’une multitude de sources, et si son intervention sur le travail qu’il a récupéré est suffisamment notable et de bonne qualité, ça pourrait être considéré », illustre-t-il.

Renaud Roussel, lui, s’assure de jouer les équilibristes, entre devoir de vigilance et réflexion sur un éventuel potentiel artistique, plaçant la démarche de l’auteur au centre de l’échiquier. S’il perçoit « un geste créatif » derrière l’intégration partielle de l’IA dans une composition, il n’hésitera pas à évaluer sérieusement la proposition. « Dans cette question de l’intelligence artificielle, il est toujours important de replacer l’humain au centre. »

IA : incompétence artistique ?

Et c’est justement en l’humain qu’ont foi les éditeurs, peu convaincus (pour l’instant) de la capacité d’un logiciel à produire de la matière littéraire convaincante. Pierre Filion évoque l’exemple de l’échec cuisant d’une IA à laquelle on avait demandé de produire une pièce dans le style de Michel Tremblay. Résultat : le texte était truffé de sacres, alors que l’auteur n’y recourt plus depuis des décennies. Le robot avait machinalement puisé dans de vieux écrits, surannés, de Tremblay.

Il n’en fallait pas tant pour persuader Caroline Fortin, présidente de Québec Amérique.

Je suis convaincue que l’IA est très mauvaise en littérature.

Caroline Fortin, présidente de Québec Amérique

Mme Fortin n’écarte cependant pas la possibilité que les logiciels progressent en la matière. Elle doute également de son utilité comme soutien créatif : « J’ai beaucoup de difficulté à dire qu’un auteur littéraire irait utiliser l’IA pour lui permettre d’avancer. J’ai une retenue là-dessus. Par contre, si on parle d’un ouvrage de référence, je pense que c’est intéressant de voir comment utiliser l’intelligence artificielle pour aider à obtenir plus vite des mots clés, ou des formulations de titres pour faire le marketing des livres. »

Pierre Filion, de Leméac, abonde. « Les écrivains sont déjà complets dans l’autonomie de l’écriture, ils n’ont pas besoin de se frotter à ces amalgames de textes », complète-t-il. Mais dans l’éventualité où un écrivain, en collaboration avec une IA pour développer son idée, accouche d’une œuvre exceptionnelle, Mme Fortin ne fermera pas forcément les yeux. « Disons que j’aurais une discussion. Mais surtout, l’important dans tout ça, c’est que l’œuvre soit exceptionnelle », prévient-elle, évoquant « une zone grise » dont les balises sont constamment en discussion.

Quelques arpents de pièges

En attendant qu’un cadre juridique solide se mette en place, prudence et inquiétude subsistent. Pour preuve, plusieurs éditeurs ont invoqué un spectre nommé Anne Hébert, déclarant redouter la résurgence d’un mauvais tour. Explications. En 1998, un journaliste de La Presse a fait parvenir à 12 éditeurs québécois une copie du manuscrit des Chambres de bois de ladite écrivaine, en altérant les noms de l’auteur et des personnages. Aucun ne l’a retenu – certains arguant un texte « daté ». Encore marqués par ce canular, quelques éditeurs contemporains nous ont confié appréhender le même tour de passe-passe, mais cette fois avec un manuscrit entièrement rédigé par IA, dont la vraie nature ne serait dévoilée qu’après une hypothétique publication. D’autant plus qu’ils ne disposent, à ce jour, d’aucun outil de détection de texte produit par logiciel…

Pierre Filion évoque par ailleurs le cas récent de la romancière nipponne Rie Kudan, lauréate du plus prestigieux prix littéraire japonais. Durant la remise de la distinction, elle a dévoilé que 5 % de son texte avait été écrit par ChatGPT, sans retouches, entraînant des réactions contrastées dans le milieu. Et que dire de la publication de livres jeunesse édités par Amazon, composés en grande partie avec la même technologie ? Caroline Fortin en a des frissons. « C’est la plus grande menace de l’édition. Pas nécessairement l’intelligence artificielle en soi, mais comment d’autres vont l’utiliser. Aussi, qui sont ceux qui dirigent son développement, quelle éthique ont-ils ? » Le directeur de Boréal tempère, déclarant miser sur la relation de confiance avec ses auteurs, dont la plupart alimentent une collaboration de longue date. « Oui, on peut publier des livres avec l’IA. Mais moi, je publie plutôt des œuvres que des livres », pique M. Filion, de Leméac. « L’intelligence artificielle, c’est très séduisant, mais c’est plein de périls… »