La couverture du dernier livre jeunesse ou roman que vous avez acquis a-t-elle été illustrée avec l’aide d’une intelligence artificielle (IA) ? Cela se pourrait bien, puisque ce recours est en train de faire son chemin au sein des maisons d’édition, à divers degrés.

Si l’apparition d’une « troisième jambe » sur un des personnages de la couverture du roman Elias et Justine, paru l’été dernier, a rapidement sauté aux yeux, il se peut que votre regard ait croisé sans le savoir d’autres jaquettes d’ouvrages modelées avec une IA.

« C’est vrai que c’est de plus en plus courant et que ça se fait de plus en plus ouvertement », confirme Jean-Philippe Lortie, directeur général de l’association Illustration Québec, dont certains membres réagissent quand ils tombent sur l’une de ces couvertures.

C’est généralisé, mais tous ne le diront pas.

Shirley de Susini, directrice artistique et directrice adjointe de la maison d’édition Les Malins

Shirley de Susini fut parmi les premières au Québec à recourir à une IA pour épauler son travail, de façon assumée. La plateforme Midjourney a ainsi été utilisée pour produire la couverture de la série de romans jeunesse Les folles aventures du capitaine Barbapoule, en accord avec l’auteur, ainsi qu’une petite portion de celle de la nouvelle série Le journal de Marilou, à paraître début mai.

  • Pour Les folles aventures du capitaine Barbapoule, des contraintes de temps et de style ont conduit à utiliser Midjourney pour la couverture.

    IMAGE TIRÉE DU SITE WEB DES MALINS

    Pour Les folles aventures du capitaine Barbapoule, des contraintes de temps et de style ont conduit à utiliser Midjourney pour la couverture.

  • Couverture du livre Elias et Justine publié en août dernier avec la femme à « trois jambes ». L’illustration a depuis été corrigée sur les nouveaux exemplaires.

    IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DRUIDE

    Couverture du livre Elias et Justine publié en août dernier avec la femme à « trois jambes ». L’illustration a depuis été corrigée sur les nouveaux exemplaires.

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Concernant cette dernière, l’IA a été employée uniquement pour le personnage au centre. « Tout le reste, ainsi que toutes les illustrations à l’intérieur du livre, c’est moi qui les ai faites à la main », tempère Mme de Susini. Pour Barbapoule, ce sont un retard important et un échéancier trop serré qui ont conduit à un recours plus conséquent ; ainsi qu’une question d’orientation artistique. « C’est un peu en mode 3D, et il y a des styles qui sont plus compliqués à trouver au Québec », expose celle qui pointe l’utilité de l’IA pour générer des brouillons de styles, monter des planches de tendance (« moodboards », soit un regroupement d’images et d’idées pour développer un concept) ou même, à l’inverse, pour que les auteurs puissent facilement matérialiser des suggestions à l’attention de l’éditeur.

Dessine-moi un droit d’auteur

Comme dans bien des domaines, le recours à l’IA suscite inquiétudes et questionnements. Pour le directeur général d’Illustration Québec, « les avancées technologiques de l’intelligence artificielle au service de la création ne sont pas nécessairement un enjeu en soi. C’est plus la manière dont c’est utilisé en ce moment et comment c’est diffusé ».

Un des gros points noirs concerne les droits d’auteur.

La plupart de ces plateformes ne sont pas éthiques, car elles ne considèrent pas les droits des artistes dont le travail est approprié, reproduit et modifié par l’IA.

Jean-Philippe Lortie, directeur général de l’association Illustration Québec

« Pour nous, elle devrait être utilisée éventuellement soit en circuit fermé, soit avec des œuvres libérées de droits d’auteur », expose Jean-Philippe Lortie, qui exige le consentement et la compensation financière pour les auteurs dont les œuvres sont malaxées par une IA.

Qu’en est-il de l’étiquette « voleur de job » que l’on accole volontiers à ces logiciels ? Illustration Québec se dit déçue de savoir que des maisons d’édition se tournent vers l’IA plutôt que d’engager un artiste, pointant aussi le risque d’une standardisation des styles, ainsi que des biais et clichés culturels potentiellement véhiculés. Une partie de la communauté des illustrateurs souligne également à grands traits les erreurs commises par les plateformes – l’affaire de la « troisième jambe » constituant un exemple probant.

Les professionnels québécois qui les utilisent, à ce stade avec modération, n’y sont pas insensibles. « Ça représente 2 % à 3 % de nos livres. Je suis moi-même une artiste à la base, et l’intelligence artificielle, ça m’a fait peur, confie Shirley de Susini. C’est sûr qu’on ne fera jamais un album entier avec l’IA, on a besoin d’une âme ! » La directrice artistique des Malins souligne aussi que la technologie est encore trop maladroite pour reproduire un personnage ou un univers avec constance.

Bien que désolé de la situation, Jean-Philippe Lortie privilégie la sensibilisation et le dialogue, plutôt que de chercher à jeter l’opprobre sur les éditeurs ayant goûté au fruit de l’IA. Surtout que ce recours induit plutôt, à son sens, une crise plus globale sous-jacente. Lors de ses discussions, l’association a réalisé que, pour plusieurs maisons d’édition, la réduction des coûts de production permise par l’IA était le seul moyen de rendre certains titres rentables. « Si la pression est si forte pour rendre les livres rentables, au point qu’on tasse les artistes pour faire travailler des machines, il faut se poser des questions sur la manière dont on finance le milieu du livre au Québec, affirme-t-il. Et c’est donc un problème beaucoup plus large que l’utilisation même de l’IA. »