Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à François Dompierre.

On m’interroge régulièrement sur le processus de création d’une œuvre musicale : « Y a-t-il une recette ? Suivez-vous un plan ? Comment faire pour partir de rien et arriver à compléter une œuvre de 55 minutes, comme ce requiem que vous venez d’écrire ? » Je réponds quelquefois par une boutade : « J’me lève de bonne heure ! »

En réalité, le sujet intrigue. Même des musiciens-interprètes me posent la question le plus sérieusement du monde. Alors je réponds un peu évasivement comme le faisait Simenon : « Je fais l’éponge. » J’entends par là que, comme certains, je passe des heures à fredonner des airs qui viennent d’on ne sait où, sans trop y penser, en marchant, en flânant ou autrement. Ces airs, je les collectionne et, s’ils me plaisent, je finis par les noter, et ils se retrouvent rassemblés sans ordre dans une sorte de scrapbook.

Quelques-uns de ces thèmes reviennent me hanter les soirs sans lune ou lors de nuits insomniaques, et, je plaisante à peine, la seule manière de m’en débarrasser est de les agrandir pour en faire quelque chose d’un peu plus consistant. Puis, comme l’écureuil au seuil de l’hiver, je les enfouis et les oublie. Et un jour arrive où, contre toute attente, un de ces thèmes embryonnaires me fait signe et prend vie.

Ce thème se pose en précurseur d’une histoire à raconter, et à cette étape, je commence à visualiser ce que deviendra l’entièreté de la pièce. Car, c’est peut-être une de mes singularités, je vois la musique.

Littéralement ! Un thème est en noir et blanc ou en couleur, il est éclatant ou sombre, il fera danser ou réfléchir, il sera mouvement ou statique. Restera à le faire avancer, lui imprimer un rythme, le charger d’harmonie, y greffer des affluents secondaires, lui inventer des ramifications.

Mais rien n’est dit encore. Il reste à définir et à préciser la forme de cette histoire. Il lui faut un début, un développement, une trame, des rebondissements, une fin logique. Elle doit captiver l’auditeur, le séduire, lui révéler des secrets, l’émouvoir. S’il y a un texte à incorporer, il faut tenir compte de son caractère poétique, de sa charge émotive, des images qu’il évoque, des accents toniques, du sens de sa progression.

C’était précisément le cas avec cette messe de requiem que j’ai écrite récemment. En revisitant les textes latins séculaires et immuables qui en constituent la trame, en les traduisant et les adaptant à notre époque, j’ai découvert des paysages, des couleurs, des tonalités nouvelles. J’y ai entendu des êtres exprimant des émotions universelles au moment de leur dernier souffle.

Dès lors, mon fil rouge était trouvé, je n’avais qu’à laisser se dérouler l’écheveau : douze chants spécifiques évoquant la gamme des sentiments humains, la peur, l’inquiétude, l’exaltation, la nostalgie, l’espoir, la béatitude, la libération. Mon « histoire » se tenait, elle avait trouvé sa forme : un début, un milieu, une fin.

Cet exemple démontre bien ce qui peut inspirer le compositeur. Mais son travail est loin d’être terminé. Sa musique n’existe encore que sur le papier. À l’instar de l’auteur dramatique, il faut lui adjoindre un compagnonnage. Qui va l’interpréter ? Un soliste instrumentiste ? Une chanteuse ? Une chorale ? Il faudra prendre en compte la tessiture naturelle de l’interprète, c’est-à-dire sa limite de registre dans le grave et l’aigu.

Si les circonstances l’exigent – une interprétation avec un orchestre par exemple –, une dernière étape s’impose, celle de l’orchestration, un travail qui s’apparente au choix des couleurs d’un tableau : confier tel contre-chant à un instrument particulier ; imposer la trame principale à un soliste – par exemple le piano dans un concerto ; confier l’accompagnement général à la masse des instruments à cordes.

On conçoit que cette étape ouvre la voie à des milliers de choix et de permutations. Une mise en garde s’impose et elle s’applique à toute création artistique : un concerto, un opéra, une symphonie, un requiem, toute œuvre musicale, théâtrale, visuelle ou picturale doit obéir à une loi, l’équilibre. Car tout ce travail n’aura servi à rien si la forme globale de l’œuvre est boiteuse.

J’avais déjà dit à un professeur d’analyse musicale : « La musique commence quand on cesse de l’analyser ! » Mais finalement on aura beau gloser, pérorer, se fendre d’explications, se perdre en conjectures, la création d’une œuvre d’art reste un mystère.

Qui est François Dompierre ?

François Dompierre est un important compositeur du Québec. Il a su séduire avec 200 chansons (Ce soir j’ai l’âme à la tendresse), des musiques publicitaires (On est six millions…), une comédie musicale (Demain matin, Montréal m’attend), plusieurs musiques de concert et 60 musiques de film (Le déclin de l’empire américain). Animateur de radio, il a aussi publié deux biographies, dont la sienne. Sa nouvelle œuvre de concert, un requiem, sera dirigée par le chef Francis Choinière à la Maison symphonique et au Palais Montcalm au mois de juin.