En ligne, des gourous de la théorie du mâle dominant promettent à leur jeune public la clé du succès avec les femmes. Leurs conseils sexistes et machistes décomplexés préoccupent des experts. Et s’ils ouvraient la porte à un univers encore plus sombre ?

Bienvenue dans la « manosphère »

ILLUSTRATION JULIEN CHUNG, LA PRESSE

Ici, une balado blâme les femmes qui privilégient leur bonheur au détriment de leur « devoir de fonder une famille ». Là, un garçon tout juste sorti de l’adolescence met en garde un public à peine plus vieux contre le charme féminin.

Sur les réseaux sociaux, on les surnomme les « mâles alpha » : de jeunes hommes (souvent dans la vingtaine), qui prodiguent des conseils pour affirmer leur autorité physique (entraînez-vous), matérielle (lancez-vous en affaires) et surtout, sexuelle (les gars, prenez les commandes).

Depuis la pandémie, ils se multiplient en ligne.

Pour donner une petite idée du phénomène, le mot-clic #alphamale compte près de 900 millions de vues sur TikTok.

Trois alpha qui font parler d’eux

Andrew Tate

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER D’ANDREW TATE

Andrew Tate

Au début de la pandémie, le kickboxeur anglo-américain Andrew Tate, suivi par 1,2 million de personnes sur Instagram, s’est reconverti en gourou alpha. Il a lancé Hustle University et The War Room, deux programmes pour apprendre, au coût de quelques centaines de dollars, « les secrets de la séduction et de la richesse moderne ». En avril, la villa roumaine qu’il habitait avec son frère, Tristan Tate, a fait l’objet d’une perquisition en lien avec des délits de traite d’êtres humains et de viol. Parmi ses propos controversés : la valeur d’une femme est inversement proportionnelle au nombre de partenaires sexuels qu’elle a eus et les victimes de viol « ont une part de responsabilité ».

Myron Gaines

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE MYRON GAINES

Myron Gaines

Myron Gaines, alias FreshandFit, est un entraîneur et coach de Miami. Figure bien connue de l’univers alpha, il a vu plusieurs extraits de son émission balado (qui promet de dévoiler la « vérité » sur les femmes) devenir viraux dans les derniers mois. Active depuis 2020, sa chaîne YouTube a pris son véritable envol en 2021 et compte plus de 740 000 abonnés. En mai dernier, elle a rejoint 15 millions d’auditeurs. Myron Gaines a été banni de TikTok après avoir encouragé les hommes à « punir » les femmes pour leurs « comportements indésirables ». Des comptes d’adorateurs continuent cependant de relayer ses vidéos sur la plateforme.

Elliott Hulse

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’ELLIOTT HULSE

Elliott Hulse

On peut dire qu’il est l’un des précurseurs dans son genre. Elliott Hulse, suivi par plus de 810 000 personnes sur YouTube, s’est d’abord fait connaître pour ses conseils pour l’entraînement physique et ses leçons de motivation. Mais depuis la pandémie, l’Américain se concentre sur le fait de « restaurer la masculinité traditionnelle », « les valeurs patriarcales » et de « défendre la famille d’une époque dégénérée », comme l’indique son site personnel. Ses vidéos continuent d’être aussi populaires : elles ont rejoint près de 900 000 auditeurs dans le dernier mois.

Des idées qui font du chemin

« Les mâles alpha prônent subtilement ou ouvertement, ça varie, une domination des hommes à l’égard des femmes comme groupe social et embrassent un conservatisme réactionnaire décomplexé », résume Léa Clermont-Dion, postdoctorante à l’Université Concordia qui s’intéresse à la radicalisation misogyne et à la haine.

Leur code de conduite machiste et sexiste (dont se moquent de nombreux internautes, spécifions-le) trouve un public. Sans doute même ici, au Québec.

Car si les prêcheurs de la pensée alpha sont majoritairement américains, « les idéologies voyagent », dit Mme Clermont-Dion, qui lancera à l’automne un film sur la misogynie en ligne baptisé Je vous salue salope.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, 
ARCHIVES LA PRESSE

Léa Clermont-Dion, postdoctorante à l’Université Concordia spécialisée dans la radicalisation misogyne et les discours haineux

J’ai l’impression qu’un jour, ça va peut-être faire sa place au Québec, parce que ça va très, très vite, ça va à la vitesse grand V. [...] Ce phénomène TikTok, c’est quand même quelque chose. C’est fou. Il y a cinq ans, on n'en était pas là. Là, on dérape.

Léa Clermont-Dion, postdoctorante à l’Université Concordia spécialisée dans la radicalisation misogyne et les discours haineux

Initiation à la manosphère

Les discours misogynes n’ont bien sûr rien de nouveau. Or, en les reprenant sur les réseaux sociaux, les mâles alpha entrent dans un univers que les experts ont nommé la « manosphère ».

Dans le milieu de la recherche, la manosphère est définie comme une constellation de communautés antiféministes et misogynes actives en ligne.

Les chercheurs distinguent quatre grandes catégories : les men’s rights activists (qui défendent les droits des hommes), les pick-up artists (des artistes de la drague), les men going their own way (qui prônent une rupture avec les femmes) et finalement, les « incels » (des célibataires involontaires qui expriment une forte hostilité envers les femmes).

C’est le dernier groupe qui inquiète le plus les autorités. À ce point que les services secrets américains ont levé le drapeau rouge en mars sur la menace spécifique que représente la misogynie extrémiste.

Par le passé, des incels sont passés à l’acte. Au Canada, l’attentat au camion-bélier survenu à Toronto en avril 2018 qui a tué 10 personnes, dont 8 femmes, a été revendiqué par un incel.

Attention : tous les mâles alpha et leurs adeptes ne se radicaliseront pas. « La majorité des auditeurs ne se rendront pas plus loin », relativise Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique et stratégique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence.

Mais oui, ce genre de contenu peut jouer le rôle de porte d’entrée dans la manosphère et potentiellement, vers ces communautés plus violentes, estime M. Audet-Gosselin. Et c’est pourquoi il faut s’en préoccuper.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique et stratégique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

À mesure que les gens se mettent à naviguer dans ces univers-là, ils vont être plus réceptifs à du contenu plus extrême et des sphères plus fermées.

Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique et stratégique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Au Québec, le procès en cours de Jean-Claude Rochefort, accusé d’avoir fomenté la haine envers les femmes, montre bien les dangers d’un discours antiféministe décomplexé.

En 2019, le blogueur de 73 ans avait louangé le tueur de la Polytechnique dans des publications diffusées sur son blogue consulté par 60 000 personnes, d’après lui. Dans ses écrits, il invitait à célébrer la « fête de Saint-Marc-Lépine » et encourageait ses « disciples » à « polir leur carabine » la veille des commémorations du féminicide de masse.

Ciblée par Rochefort, la professeure associée à l’Université du Québec en Outaouais et à l’Institut de recherches et d’études féministes à l’UQAM Mélissa Blais raconte la peur qu’il a semée à l’université pendant des années.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Mélissa Blais, professeure associée à l’Université du Québec en Outaouais et à l’Institut de recherches et d’études féministes à l’UQAM

C’était inquiétant. Cet homme explique très bien qu’il est en guerre et que, pour la gagner, il faut assassiner des femmes.

Mélissa Blais, professeure associée à l’Université du Québec en Outaouais et à l’Institut de recherches et d’études féministes à l’UQAM

Spécialiste de l’antiféminisme, la professeure vient tout juste d’obtenir des fonds pour étudier la manosphère canadienne. (Certaines études, dont un rapport de 2021 de Moonshot, une entreprise de services-conseils spécialisée dans l’extrémisme violent, classent la manosphère canadienne parmi les plus grandes et actives au monde avec celles des États-Unis et du Royaume-Uni.)

Dans le cas de Rochefort, le pire a été évité. Et il n’est pas trop tard pour faire avorter d’autres tragédies potentielles. Mais il ne faut pas se fermer les yeux sur la menace, souligne Mme Blais.

« Ce n’est pas en n’en parlant pas qu’on va régler le problème et qu’on va prévenir, non seulement les discours sur le web, mais aussi un passage à l’acte. »

Trois pistes de solution

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

La Dre Cécile Rousseau, professeure titulaire en psychiatrie à l’Université McGill, et Catherine Montmagny-Grenier, stagiaire postdoctorale de la division de psychiatrie sociale et culturelle à l’Université McGill

Réguler les discours haineux ?

Au Canada, les plateformes numériques ne sont pas légalement responsables des discours haineux sur leur site. Ottawa planche toutefois sur la création d’un cadre législatif et réglementaire pour bannir les contenus préjudiciables en ligne. Et si c’était une fausse bonne idée ? La postdoctorante de la division de psychiatrie sociale et culturelle à l’Université McGill Catherine Montmagny-Grenier, qui a étudié les incels, émet certaines réserves. « Fermer ces espaces, ça peut alimenter le processus de radicalisation, parce qu’ils vont se tourner vers des forums plus underground. »

Comprendre ne veut pas dire justifier

Pour prévenir, il faut d’abord comprendre. Ce qui ne veut pas dire justifier. Selon la Dre Cécile Rousseau, professeure titulaire en psychiatrie à l’Université McGill, il faut chercher à trouver les raisons qui expliquent ce genre de discours pour mieux le déconstruire. « Si on blâme, on condamne et on exclut, on va créer plus de faiblesse, plus de colère, et là, on risque d’augmenter la violence », dit-elle.

Accompagner les jeunes

« Il faut prendre par la main les plus jeunes générations », plaide Léa Clermont-Dion. En partenariat avec la clinique Juripop, elle vient tout juste de lancer une campagne de sensibilisation contre la misogynie en ligne, Stop les cyberviolences, destinée aux jeunes de 12 à 17 ans. Activités en classe, formations pour les élèves et les enseignants : il faut prendre tous les moyens pour outiller les jeunes qui ne le sont pas toujours pour faire face à ces discours « qui offrent des solutions simples à des problèmes complexes », dit Mme Clermont-Dion.

Dans la tête des « mâles dominants »

ILLUSTRATION JULIEN CHUNG, LA PRESSE

Le contenu consacré au développement personnel masculin a le vent en poupe sur les réseaux sociaux. La Presse s’est entretenue avec deux créateurs de ce produit de la manosphère, dont les propos sont mis en contexte par un chercheur qui se penche sur le sujet.

Manoel Horta Ribeiro, doctorant à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), étudie de près la manosphère. Selon lui, le contenu consacré au développement personnel masculin est en quelque sorte le fruit du travail d’une nouvelle vague de pick-up artists (artistes de la drague), l’une des quatre grandes communautés de cet univers.

Dans leurs conseils qui se multiplient sur les réseaux sociaux, le chercheur relève la présence d’« idées réactionnaires selon lesquelles nous vivons dans une société dégénérée » notamment parce que, selon eux, « le féminisme a empoisonné la société ».

C’est d’ailleurs presque mot pour mot ce que le producteur de contenu Joe Lampton (@MrLottaHoes sur Twitter) affirme en entretien avec La Presse.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @VLADOBUU

Joe Lampton

Dans ce coin de l’internet, nous croyons tous que le Canada est une société défaillante. Les gens là-bas sont énervés à cause des mesures de confinement exagérées, des politiciens de gauche au pouvoir et du mouvement féministe qui ruine la dynamique homme-femme.

Joe Lampton

« Les femmes disent des conneries qui sonnent bien, mais font l’opposé en privé », enseigne le créateur de contenu qui vit à Bucarest, en Roumanie, à ses plus de 17 000 abonnés sur Twitter. « Converser avec des femmes n’a de sens que si cela mène au sexe », soutient-il dans un autre gazouillis.

Outre Twitter, M. Lampton partage sa vision du monde sur Telegram et vend divers guides sur la plateforme de commerce électronique Gumroad. Ces guides portent des titres comme Revenge, Lethal Weapon ou encore Pussy Money et promettent de faire des clients des hommes forts, séduisants et riches.

Mais les créateurs de contenu du genre s’inscrivent aussi le long d’un spectre, et certains ont une vision des sexes moins inégalitaire que d’autres. « Je pense que nous ne devrions pas être si durs avec ceux qui sont du côté modéré du spectre », dit M. Horta Ribeiro. « Les gens lisent tout le temps des livres de développement personnel idiots […] je ne pense pas que ce soit le plus gros problème que nous ayons. »

Luke Del Priore, qui prodigue lui aussi aux hommes des conseils sur les relations avec les femmes, les finances et la culture physique, se montre ainsi critique de certains aspects de la manosphère en entretien avec La Presse.

Je n’aime pas la communauté dans laquelle je produis du contenu.

Luke Del Priore

L’Américain de 17 ans s’est lancé dans la création de contenu pour « mâles alpha » il y a quelques mois, et il compte déjà près de 240 000 abonnés sur TikTok.

S’il admet que la vaste majorité de son auditoire est faite d’autres garçons – y compris sans doute des « incels  » (célibataires involontaires) –, il est d’avis que les femmes peuvent aussi se montrer ambitieuses, contrairement à ce que prétendent d’autres créateurs de contenu. « Ce n’est pas une chose spécifique aux hommes », dit l’adolescent qui vit au New Jersey.

Si les créateurs de contenu moins radicaux préoccupent peu M. Horta Ribeiro, celui-ci estime néanmoins qu’il est primordial d’étudier le phénomène, à cause d’un possible effet de « pente glissante » vers la radicalisation.

Dans un article scientifique publié en 20211, le chercheur et ses collègues constatent d’ailleurs une migration importante des membres des communautés plus modérées, comme les artistes de la drague et les men’s rights activists (qui défendent les droits des hommes), vers des communautés plus extrêmes, comme celles des incels et des men going their own way (qui prônent une rupture avec les femmes).

« C’est très facile de les voir comme une bande de connards sur l’internet, mais je pense que c’est un problème plus important que ça », dit le chercheur, pointant vers d’autres communautés marginales qui se sont montrées très visibles dernièrement, comme Qanon ou les antivaccins. « C’est important d’être conscient de l’influence que ces communautés et leurs idées ont sur notre société. »

1. Lisez l’étude The Evolution of the Manosphere Across the Web (en anglais)

« Les acquis des femmes sont fragiles »

ILLUSTRATION JULIEN CHUNG, LA PRESSE

Que disent sur notre société ces discours sexistes et misogynes, prononcés sur un ton décomplexé par de jeunes hommes ? Que les acquis des femmes sont fragiles, mais aussi que le féminisme est fort, légitime et visible, croient deux sociologues interrogées par La Presse.

« Comment se fait-il qu’encore en 2022, il y ait des hommes, des institutions qui s’arrogent le privilège de contrôler les droits des femmes ? », lâche la sociologue Francine Descarries.

Quelques heures plus tôt, la Cour suprême des États-Unis avait renversé l’arrêt Roe c. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement.

Le choc, bien qu’on l’eût vu venir, n’était pas moins brutal.

Le Québec a peut-être fait un long bout de chemin vers l’égalité des genres, mais la décision de la Cour suprême envoie un « signal d’alarme » partout, croit Mme Descarries.

Le mouvement de libération des femmes « bouscule un monde qui pensait avoir la vérité », explique la grande pionnière des études féministes au Québec. Le sexisme, le machisme, la misogynie – qu’on retrouve à fortes doses dans les discours des mâles alpha – sont les manifestations d’un « refus de voir les choses changer ». Ici, le système patriarcal.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Francine Descarries, sociologue et fondatrice du Réseau québécois en études féministes

Quand on t’a toujours passé comme message que tu étais le dominant, la personne en position d’autorité et du savoir, et d’un coup, un groupe conteste cette position, tu n’as pas l’impression que l’on conteste un privilège, mais un droit.

Francine Descarries, sociologue et fondatrice du Réseau québécois en études féministes

Chez les mâles alpha, la spécialiste de l’antiféminisme Mélissa Blais détecte cette volonté de récupérer une place qui leur aurait été volée, « une place de décision, de contrôle et de pouvoir ». « C’est le propre d’une contestation antiféministe », constate-t-elle.

L’antiféminisme n’a rien de nouveau. Comme son nom le suppose, il est une contre-attaque au féminisme. Et s’il existe un antiféminisme décomplexé, c’est parce qu’à l’inverse, le mouvement des femmes est « très fort, audible, reconnu, légitime », souligne Mme Blais.

« C’est en réaction à cette force, à cette visibilité, que des individus se mettent en mouvement, produisent des discours d’opposition, s’organisent pour contrer le féminisme qui leur semble être une menace. »

Ce qui est plus récent, toutefois, c’est l’arrimage de l’antiféminisme à l’extrême droite. Selon plusieurs chercheurs américains, l’élection de Donald Trump en 2016 a libéré une parole jusque-là indicible, explique Mme Blais. Au nom d’une masculinité blanche, ces groupes s’attaquent aux féministes, aux communautés LGBTQ+ et aux immigrants.

Le Canada ne doit pas fermer les yeux sur cette « droite machiste » issue des États-Unis. « Pour nous aussi, c’est peut-être une leçon », conclut Francine Descarries.