Entrevue avec le psychiatre français Christophe André, qui s’est fait connaître par divers ouvrages sur la méditation et qui vient de publier chez Odile Jacob S’estimer et s’oublier, un livre prônant la modestie à une époque où le narcissisme est devenu, selon lui, « épidémique ».

S’estimer et s’oublier… Votre titre est-il une ode à l’humilité, une volonté de réhabiliter la modestie ?

Exactement. Je pense que l’humilité est une très bonne chose pour l’estime de soi. L’humilité, ce n’est pas de se rabaisser, mais c’est de ne plus être intéressé par les compétitions sociales. C’est comprendre que finalement, vouloir toujours être devant, être le meilleur, ça va bien pour certaines situations – lors d’une compétition sportive, par exemple –, mais la plupart du temps, être trop obsédé par la lumière et la performance, c’est épuisant et toxique. Le message, c’est de viser l’allègement de soi.

Vous dites qu’il faut chercher davantage à être apprécié qu’admiré. Mais la société n’a-t-elle pas besoin de gens ambitieux, de personnes qui aspirent à diriger un pays, par exemple ?

Qu’il y ait des gens qui aient des ambitions, c’est très bien. Être narcissique et croire qu’on mérite d’être le chef peut même être un avantage dans la compétition pour la conquête du pouvoir. Le problème, c’est l’excès de narcissisme, comme chez Donald Trump. Je pense qu’il y a un autre modèle à inventer, avec des dirigeants peut-être moins narcissiques, un peu plus altruistes, un peu plus humbles, un peu plus modestes, comme Barack Obama.

L’humilité, ça ne fait pas très 2024, à l’heure des égoportraits et des récits de vie aux couleurs de l’arc-en-ciel sur les réseaux sociaux. Vous parlez d’une épidémie de narcissisme. Pourquoi maintenant ?

Pendant longtemps, l’individu a dû se soumettre au groupe. À table, les enfants devaient se taire. Au travail, le patron, c’était le chef, on n’avait rien à dire. Le citoyen devait partir à la guerre quand son pays le lui demandait. C’était des sociétés très hiérarchiques, très autoritaires. À partir des années 1960, l’individu s’est rebellé et on a basculé dans l’extrême inverse. L’individu s’est arrogé tous les droits, s’est remis au centre de tout. Le mouvement de libération de l’individu contemporain s’est accompagné d’un excès de nombrilisme, de narcissisme. La dernière couche a été évidemment ajoutée par les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux qui sont, ironiquement, le haut lieu du narcissisme et, en même temps, le meilleur moyen, quand on les fréquente, de se sentir minable !

Le problème, c’est qu’ils nous poussent à des comparaisons incessantes, avec des gens qui mentent. Dans la vraie vie, quand on se compare à ses amis, à ses collègues, à ses voisins, en général, ça va. Quelqu’un autour de vous peut être beaucoup plus riche, avoir un conjoint très beau, mais vous savez, par exemple, qu’il a toujours mal au dos. C’est la vraie vie et au jeu de la comparaison, pour nous, ce n’est pas une catastrophe. Sur les réseaux sociaux, seules les choses idéales sont montrées, c’est comme si vous vous comparez à des stars de cinéma. Et là, vous perdez.

Vous soutenez que l’estime de soi est à son plus bas à l’adolescence, qu’elle augmente graduellement pour atteindre un maximum vers 40 ou 50 ans. Qu’est-ce qui rend les adolescents si vulnérables ?

Ils n’ont pas encore découvert leurs qualités, n’ont pas encore fait leurs preuves, ils ne sont pas certains d’être appréciés par les autres. Ils sont en train de se chercher, avec en plus cette disgrâce physique relative. Chez certains, c’est la période de mésestime de soi, voire de détestation de soi.

Comment, comme parent, comme enseignant, les aider dans cette période difficile ?

Les enfants, il leur faut d’abord de l’amour inconditionnel. Ils doivent savoir que leurs parents ne les abandonneront jamais, qu’ils les aimeront toujours. Mais ce qui est problématique, c’est l’approbation inconditionnelle [qui les amène à penser que] quoi qu’ils fassent, leurs parents les approuveront. Que leurs mauvaises notes ne sont pas leur faute, que l’école n’a pas à les punir pour leurs bêtises. Ce que les psychologues d’enfants rappellent aussi, c’est que c’est très important d’encourager les enfants, de les féliciter, pas seulement pour leur performance, mais aussi pour leurs efforts, pour leurs gestes d’altruisme.

L’estime de soi, n’est-ce pas comme une vague, quelque chose qu’il faut rebâtir à chaque coup dur de la vie ?

L’estime de soi n’est pas complètement stable. Se sentir compétent, aimé, savoir que l’on compte pour un nombre suffisant de personnes... ça, c’est le carburant de l’estime de soi. Il faut aussi qu’on ait une petite batterie d’autonomie qui nous permette de survivre dans ces périodes où on se sent moins aimé, où on se sent un peu en échec, frustré de réussite ou d’affection...

Ce qui nous garde à flot pendant les périodes difficiles, quoi.

Un de mes collègues qui était prof de psychologie avait l’habitude [quand il parlait à ses étudiants de l’estime de soi] de sortir un billet de 10 $ de sa poche. Combien vaut ce billet ? demandait-il à ses élèves. Tous criaient : 10 $ ! Puis, il le froissait. Combien vaut ce billet froissé, maintenant ? Toujours 10 $, répondaient les étudiants. Puis il le piétinait avec ses chaussures. Combien, maintenant ? Toujours 10 $, bien sûr ! C’est ce que l’on appelle l’estime de soi inconditionnelle, ce petit rappel que, quoi qu’il nous arrive, il y a une partie de nous-mêmes qui reste digne d’être aimée, d’être appréciée et apte à réaliser des choses tout à fait estimables.

Extrait

Un jour que je me décrivais comme « ordinaire », mon interlocutrice sursauta et me récusa : « Mais non tu n’es pas ordinaire, personne n’est ordinaire. » Mais si ! En tout cas, moi je me sens ordinaire, et je n’en tire ni honte ni gloire. Je ne suis pas quelqu’un de spectaculaire, de pittoresque, de chatoyant. Je fais de mon mieux mon métier d’humain, et de mon mieux toutes mes autres missions ici-bas : père, époux, ami, médecin, auteur, inconnu de passage. Ordinaire, ça ne veut pas dire inférieur, ça veut dire humain.

Qui est Christophe André ?

Né à Montpellier, en France, Christophe André a pratiqué la psychiatrie à Toulouse et à Paris, dans un service spécialisé dans la prévention des troubles anxieux et dépressifs. Il a été l’un des premiers en France à proposer la méditation à ses patients en psychothérapie. Il est l’auteur de plusieurs best-sellers qui portent sur la méditation et sur le bien-être.

S’estimer et s’oublier

S’estimer et s’oublier

Les éditions Odile Jacob

400 pages