Il pleuvait sur Montréal ce jour-là. Et Justine* n’avait qu’une envie : mourir.

La jeune femme dans la vingtaine avait pourtant fui son pays, en laissant tout derrière, avec un tout autre objectif : survivre.

En pleine pandémie, le plan a vite dérapé. Ne connaissant rien ni personne de ce pays, elle avait été hébergée chez une très lointaine connaissance, qui l’accueillait à reculons. Le sol lui servait de lit. Après 15 jours de confinement sans dormir ni manger, la jeune demandeuse d’asile a été mise à la rue. L’avocat à qui elle avait confié ses espoirs d’une vie meilleure lui a annoncé qu’il ne pouvait rien pour elle à défaut de recevoir le lendemain même une imposante somme d’argent qu’elle n’avait pas.

Comment allait-elle faire ?

À la rue, les poches et le ventre vides, sans ressources ni repères, Justine, qui à l’époque ne parlait pas un seul mot de français, ne voyait aucune issue sauf le suicide.

Devant moi, dans le café où nous sommes attablées avec Chantal Normand, la travailleuse sociale sans qui, dit-elle, elle ne serait plus de ce monde, la jeune femme a les larmes aux yeux en évoquant le profond désespoir dans lequel elle était plongée.

J’étais dépressive et traumatisée. Je n’avais plus aucun espoir.

Justine

Elle se revoit sortir dans la rue élaborant un plan pour en finir. Une passante a remarqué le comportement erratique de la jeune femme qui venait d’éviter de justesse de se faire happer par une voiture.

Elle a couru vers Justine. Constatant la détresse de la jeune femme, elle lui a dit connaître un endroit où on pourrait l’aider.

« Non, non, non. Je n’ai pas besoin d’aide. J’ai juste besoin de mourir », lui a répété Justine en anglais.

Devant ce refus net, l’inconnue, qui l’écoutait sans rien dire, a fini par lui tendre un billet de bus et lui donner les indications pour se rendre dans les locaux du PRAIDA, le Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile, qui relève du CIUSSS Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal.

Pour la convaincre de s’y rendre, la dame lui a servi un mensonge qui se voulait bienveillant. « Va là-bas. Tu leur expliques tout. Ils vont t’aider… à mourir. »

En descendant du bus, rue Saint-Denis, Justine s’est perdue. Elle a demandé des indications en anglais à des gens qui ne comprenaient pas ce qu’elle disait.

Sous la pluie, elle a tourné en rond pendant une heure dans le quartier, toujours assaillie par ses idées suicidaires. Elle avait l’impression d’être dans un mauvais rêve.

C’est là que le hasard a mis sur son chemin Chantal Normand, travailleuse sociale du PRAIDA, qui sortait pour son heure de lunch. Elle a remarqué la jeune femme en larmes. Elle a tenté de comprendre ce qui se passait. La voix étouffée par les sanglots, Justine a dit : « J’essaie de trouver le PRAIDA. »

Chantal a proposé de l’accompagner jusqu’à la porte d’entrée de l’établissement qui a pour mission de faciliter l’accueil et l’intégration des demandeurs d’asile au Québec. « C’est juste là. Allez à la réception. »

À la réception de l’urgence psychosociale, Justine s’est inscrite, craintive, avant de s’asseoir dans la salle d’attente.

Est-ce bien ici qu’on l’aiderait à mourir ? se demandait-elle. Elle commençait à avoir des doutes.

Puis elle a entendu une voix féminine appeler son nom. C’était Chantal, tout juste de retour de sa pause du dîner. Justine ne l’a pas reconnue.

« C’est moi qui t’ai montré le chemin tantôt. Comment je peux t’aider ? »

En entendant la voix de Chantal et en voyant son sourire accueillant, Justine s’est sentie rassurée.

« Peut-être suis-je ici entre bonnes mains », s’est-elle dit. Peut-être que ce PRAIDA qu’elle cherchait désespérément à la suggestion d’une inconnue pouvait l’aider non pas à mourir, mais bien à survivre et même à vivre.

Au lieu de lui faire déballer toute son histoire et de discuter de sa demande d’asile, Chantal a proposé à la jeune femme d’aller d’abord se reposer une nuit à l’hébergement d’urgence du PRAIDA et de revenir la voir le lendemain.

« Dans l’état où elle était, tout ce dont elle avait besoin, c’est garder sa dignité et surtout combler ses besoins. La pyramide de Maslow, elle n’a pas été inventée pour rien. Elle avait besoin de dormir, de manger, de se reposer. »

Après une bonne nuit de sommeil, tout redeviendrait possible.

Le chemin des possibles

« Honnêtement, si ce n’était pas de Chantal, je pense que je ne serais plus de ce monde », me dit Justine, émue.

C’est Chantal qui lui a ouvert la porte du PRAIDA et, du même coup, d’une nouvelle vie possible. C’est elle qui, après avoir rapiécé sa confiance perdue, a ensuite confié son dossier à sa collègue travailleuse sociale Valérie Breau, qui a pris le relais avec la même patience, la même empathie et le même professionnalisme pour lui permettre de poursuivre son chemin.

Chantal fait la moue en écoutant Justine.

« Je n’aime pas quand elle me donne tout le mérite ! »

Oui, le rôle des travailleuses sociales, qui accompagnent les humains dans les transitions les plus difficiles de leur vie, est très important et gagne à être mieux reconnu. Oui, elle a aidé Justine à retrouver sa confiance, elle l’a guidée dans ses démarches et lui a proposé des outils pour gravir la montagne devant elle, un petit pas à la fois.

« Mais c’est toi qui as fait tous les efforts. Par moments, j’ai eu plus confiance en toi que toi-même. C’est ça, l’empowerment. C’est dire : moi, je crois assez en toi pour te donner x, y, z. Tu vas reprendre le pouvoir sur ta vie et tu vas gravir la montagne. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

« Honnêtement, si ce n’était pas de Chantal, je pense que je ne serais plus de ce monde », dit Justine.

Après sa première nuit réparatrice en hébergement d’urgence, Chantal a dit à Justine : « Tu es capable. Tu es forte. Je vais t’indiquer toutes les ressources. Je vais te donner le soutien. Je peux t’expliquer. Je vois que tu as un avenir. Mais c’est toi-même qui vas le construire. »

Travailleuse sociale à l’accueil depuis 24 ans au PRAIDA et agente de liaison auprès des professionnels du réseau depuis un an, Chantal mise toujours sur cette approche avec les demandeurs d’asile.

Ça m’énerve un peu quand on regarde l’autre avec de la pitié. Moi, je ne loge pas là du tout. Au contraire. Je travaille toujours avec les forces de la personne devant moi.

Chantal Normand, travailleuse sociale au PRAIDA

Les demandeurs d’asile ont souvent en eux des forces insoupçonnées, qu’ils tendent à sous-estimer eux-mêmes. « Ce sont des gens avec des forces incroyables. Ils étaient autonomes avant d’arriver ici. Ils portent beaucoup de souffrances, certes. Mais tellement de résilience aussi. C’est notre travail de toujours croire en eux. »

C’est précisément ce qu’a rappelé Chantal à la Justine épuisée devant elle, qui lui confiait avoir tout perdu.

« Tu n’as pas perdu qui tu es. Tu n’as pas perdu ta dignité. Regarde tout le chemin que tu as parcouru pour arriver ici. Tu as des forces ! Je vais t’aider. Mais j’ai besoin de toi pour le faire. J’ai besoin que tu recharges tes batteries. On va te donner un endroit sûr où tu vas pouvoir poser ta tête, commencer tes démarches. Puis tu vas repartir, je ne suis pas inquiète. »

Chantal avait vu juste. Après seulement trois semaines en hébergement d’urgence, Justine, très débrouillarde, a trouvé un appartement en colocation. Réticente au départ à l’idée de demander de l’aide sociale, elle a compris que ce n’était qu’une étape dans son parcours d’intégration en attendant son permis de travail.

Après cinq rencontres échelonnées sur cinq semaines, Chantal a vu tout ce dont Justine était capable. En peu de temps, elle avait déjà fait plusieurs pas dans la bonne direction. Mais sachant que la route était encore longue et semée d’écueils, la travailleuse sociale a pensé qu’il valait mieux la soutenir un peu plus longtemps.

« À l’accueil, notre mandat est de faire des suivis à court terme. Mais dans sa situation, avec son vécu, je me disais : je ne peux pas la laisser aller comme ça. On doit trouver un équilibre. Un endroit où elle va être soutenue dans tous les nombreux défis d’adaptation, d’intégration. »

Une fois la situation d’urgence stabilisée et les démarches entamées avec une avocate de l’aide juridique pour la demande d’asile de Justine, il restait beaucoup à faire pour lui permettre d’obtenir de l’aide psychosociale, d’apprendre le français, de décrocher un travail et de voler de ses propres ailes.

C’est là que Valérie a pris le relais, guidant Justine pendant deux mois et demi, sur le chemin des possibles.

Boucler la boucle

Aujourd’hui, par un hasard aussi beau que celui qui a permis à Justine et Chantal de se croiser dans la rue le jour où elle songeait à se suicider, Justine travaille pour le CIUSSS Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, celui-là même qui lui a redonné espoir.

Un parcours qui force l’admiration et qui montre que tout est possible lorsqu’on a la chance de tomber sur les bonnes personnes, souligne Chantal.

« Son histoire est un bel exemple d’intégration. Elle a appris le français. Elle travaille. Il y a chez elle une ouverture à la vie. »

Dans la foulée, Justine a aussi réussi à obtenir son statut de réfugiée. Elle n’est pas au bout de ses peines pour autant, car elle attend désormais d’être réunie avec sa famille. Mais elle sait maintenant qu’il n’y a plus de montagnes trop hautes pour elle.

Si elle a accepté de raconter son histoire, c’est surtout pour exprimer toute sa reconnaissance à celles qui lui ont sauvé la vie. L’inconnue qui lui a indiqué le chemin alors qu’elle était perdue et désespérée. Chantal qui lui a ouvert la porte du PRAIDA et lui a tendu la main. Valérie qui l’a guidée davantage et encouragée dans ses multiples démarches. « Je sens que je leur dois beaucoup. »

En étant depuis près de trois ans employée du CIUSSS, elle a l’impression d’avoir bouclé la boucle, d’une certaine façon, en redonnant à son tour à l’établissement public qui lui a tant donné.

Ces bons mots, Chantal les accueille avec beaucoup d’humilité. « Quand j’entends des mots de reconnaissance, je les apprécie. Ça fait toujours du bien de se faire dire merci. Mais c’est elle qui a fait le travail ! »

La travailleuse sociale, qui a déjà fait du volleyball d’élite, croit qu’il en est des victoires dans la vie comme des victoires dans le sport.

« Un de mes coachs m’a toujours dit : “Je n’ai absolument rien fait. Je t’ai indiqué la route. C’est toi qui l’as prise. Alors aujourd’hui, si tu es rendue là, c’est ton accomplissement.” »

Cela dit, Chantal est toujours heureuse de recroiser des années plus tard des demandeurs d’asile devenus des citoyens accomplis qui, le regard empreint de gratitude, témoignent avec fierté du chemin parcouru.

« C’est dur, le travail qu’on fait. Comme je le dis souvent : je n’ai pas choisi d’organiser des mariages ! On est toujours dans des histoires tristes, des traumatismes… Alors quand on a de belles histoires comme celle-là, c’est bien sûr réjouissant. Cela nous rappelle qu’avec tout ce qui se passe dans le monde, il y a quand même de la beauté et de la bonté chez l’être humain. »

Une belle histoire dont elle attend impatiemment le prochain épisode.

* Le nom est fictif, l’histoire ne l’est pas. La jeune femme a demandé l’anonymat pour des raisons de sécurité.

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