« Je me sens comme Astérix et Obélix qui, dans Les 12 travaux, doivent affronter le système administratif qui les rend complètement fous. »

C’est ainsi que Diane Thibaudeau, Québécoise coincée en Haïti avec son enfant adoptif, résume son dédale pour être rapatriée d’urgence au Canada alors qu’elle sent leur vie en péril.

De façon générale, Les 12 travaux d’Astérix, ce n’est pas l’exception, mais bien la règle dans les dossiers d’immigration. Ce qui est moins courant, c’est que ces travaux durent plus de 12 ans. Voilà pourtant la situation inhumaine dans laquelle se trouve cette travailleuse humanitaire de 67 ans, vivant près de Jacmel, qui tente en vain d’obtenir l’aide d’Ottawa pour rentrer le plus rapidement possible au Québec avec son fils.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Mercredi soir, un peu plus de 48 heures après que j’ai demandé à Affaires mondiales Canada et à Immigration Canada ce qu’ils comptaient faire pour aider cette mère et son fils, Diane a reçu un appel d’un agent d’Affaires mondiales Canada l’avisant qu’on lui offrait, à elle seule, un départ assisté de Port-au-Prince le 26 avril.

La fin des 12 travaux ? Non, pas vraiment. Car en plus de la contraindre à laisser son fils seul dans un pays en crise, ce départ assisté avait davantage des airs de suicide assisté.

Si je pars de Jacmel par voie terrestre, je me fais assassiner quinze fois et kidnapper dix fois !

Diane Thibaudeau, jointe par WhatsApp

Elle n’en dort plus depuis des jours, désespérée de voir que ses nombreux appels à l’aide à Ottawa et à son député n’ont pas pu la soulager de sa détresse.

Diane n’exagère pas, confirme son amie Lucille Lemire, coordonnatrice de sécurité bénévole pour l’ambassade du Canada en Haïti, qui vivait à Jacmel jusqu’au 5 avril dernier et qui est récemment rentrée à Ottawa. Elle s’est retrouvée dans la même situation intenable que Diane après qu’Ottawa lui a offert un départ assisté de Port-au-Prince qu’elle a dû refuser. Alors qu’il n’y a aucun moyen de sortir de Jacmel en avion et que la route menant à la capitale est prise d’assaut par des bandits et des gangs armés, se rendre à Port-au-Prince par voie terrestre est une « mission suicide », dit-elle. Pour quitter le pays, elle a dû se débrouiller par ses propres moyens pour prendre un bateau jusqu’à l’extrémité sud de la frontière avec la République dominicaine et ensuite se rendre à Saint-Domingue pour y prendre l’avion.

PHOTO FOURNIE PAR LUCILLE LEMIRE

Diane Thibaudeau, son fils Raphaël et Lucille Lemire, qui a quitté Jacmel le 5 avril 2024.

Officiellement, Affaires mondiales Canada dit travailler « sans relâche » et « offrir un soutien aux familles et aux proches des Canadiens » qui demeurent en Haïti. Dans les faits, ceux qui sont dans la même situation que Diane, soit parce qu’ils habitent loin de Port-au-Prince, parce qu’ils n’ont pas les moyens de louer un bateau ou que leurs enfants n’ont pas les papiers requis pour franchir la frontière, sont laissés en plan.

« Je trouve ça abominable ! », tonne Lucille Lemire, qui vient de lancer une campagne de sociofinancement GoFundMe pour aider Diane Thibaudeau, qui vit dans une précarité extrême, à obtenir un visa pour son fils et payer ses frais de rapatriement.

En avril 2012, j’avais raconté l’histoire de Diane qui tentait déjà à l’époque de rentrer au pays avec son enfant1.

C’est l’histoire d’une travailleuse humanitaire atypique, psychopédagogue de formation, partie s’installer dans une petite case en Haïti il y a près de 30 ans afin d’y aider les plus démunis.

Il y a 17 ans, une mère haïtienne du nom de Rosaire a cogné à sa porte. Elle venait d’accoucher prématurément de son sixième enfant. Il avait 3 jours. Il pesait à peine 1 kg. Son premier enfant était mort avant l’âge de 1 an. Les trois suivants avaient été placés. Le cinquième était mort à l’âge de 3 ans. Elle a prié Diane d’adopter son nouveau-né.

Si tu ne le prends pas, Diane, il va mourir. Sauve-le pour moi.

Rosaire, mère biologique du fils adoptif de Diane Thibaudeau

Au départ, Diane ne voulait rien savoir, elle qui songeait déjà à rentrer au Québec à cause d’ennuis de santé. Mais lorsqu’elle a eu dans ses bras ce bébé si fragile, son cœur a fondu. Elle qui est très croyante a eu l’impression que cet enfant lui tombait du ciel. Elle n’avait pas le choix de l’aimer, de l’élever.

« Va-t’en avec lui. C’est ton fils », lui a dit Rosaire, qui a consenti à ce que le nom de Diane figure sur l’acte de naissance et que ce soit elle qui choisisse le nom de l’enfant : Raphaël Emmanuel Thibaudeau.

PHOTO CHANTAL GUY, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Diane Thibaudeau et son fils, Raphaël Emmanuel Thibaudeau, en 2012

Jointe au téléphone en avril 2012, au moment où j’ai écrit une première chronique sur cette histoire, la mère biologique m’avait répété la même chose. « C’est le fils de Diane. »

À l’époque, Diane voulait rentrer au Canada avec Raphaël, qui n’avait que 6 ans. Mais pour y arriver, il lui fallait sortir d’un double labyrinthe bureaucratique. D’abord, adopter officiellement Raphaël en vertu des lois haïtiennes. Ensuite, affronter la bureaucratie canadienne.

Il arrive que la médiatisation d’une histoire kafkaïenne d’immigration – pardonnez le pléonasme – aide à faire soudainement débloquer un dossier.

Il arrive aussi que ce ne soit pas suffisant.

Le cas de Diane tombe, hélas, dans cette deuxième catégorie. À la suite de la publication de la chronique, de généreux lecteurs, comme j’en ai tant, se sont mobilisés pour soutenir la mère et veiller à ce que son fils ne manque de rien pendant plusieurs années. Diane leur en est éternellement reconnaissante.

Côté bonté, tout allait bien. Côté bureaucratie, ça s’est gâté. Même en engloutissant des sommes importantes en frais d’avocats, Diane n’a jamais réussi à adopter officiellement Raphaël ni à obtenir pour lui la citoyenneté canadienne.

Comme elle a plus de 50 ans et qu’elle vit avec trois fois rien, on lui a refusé l’adoption légale d’un enfant qu’elle a pourtant sauvé et aimé comme s’il était la chair de sa chair.

« Je n’ai pas d’autre famille », me dit Raphaël, qui a aujourd’hui 17 ans et espère de tout cœur poser ses espoirs au Québec avec sa mère.

Après avoir eu toute la misère du monde à envoyer à partir de son téléphone (qu’elle doit recharger chez un voisin) une demande de citoyenneté canadienne pour son fils à Immigration Canada, comme on le lui avait d’abord recommandé, Diane s’est fait dire que ce n’était pas le bon document. Il lui fallait plutôt faire une demande de visa de résidence temporaire pour Raphaël. Alors que sa vie quotidienne est une lutte – elle vit sans eau courante ni électricité et peine à trouver de quoi manger sur le marché noir alors que les prix des aliments explosent –, elle se sent comme Astérix à la recherche du laissez-passer A-38.

« Le gouvernement canadien ne peut pas dire à une femme : laisse ton enfant derrière. C’est inacceptable ! » dit Lucille Lemire.

Au lieu de lui mettre des bâtons dans les roues, le Canada devrait reconnaître l’immense dévouement de Diane, renchérit son amie Dominique Favreau, qui promet d’être là pour la prendre en charge à son arrivée au Québec.

« Diane s’est sacrifiée pour aider un petit enfant haïtien qui serait mort sans elle. […] Elle était aussi là lors du tremblement de terre et elle a manqué le rapatriement des Canadiens parce qu’elle était impliquée à aider sa communauté, à sauver des gens dans les décombres… »

Alors que sa propre vie s’effondre dans un pays ravagé par la violence, la moindre des choses serait de l’aider à rentrer chez elle avec son fils.

1. Lisez la chronique « Jamais sans son fils »