Il était difficile de ne pas avoir le tournis devant le ballet de profs dans une classe de 1re année que décrivait ma collègue Marie-Eve Morasse mercredi. Dans une seule classe, des élèves, qui vivent une année charnière de leur parcours scolaire, ont vu défiler depuis septembre une quinzaine de personnes1.

Il y a d’abord eu Mme B qui, dès la rentrée, remplaçait la titulaire, Mme A, qui devait être de retour le 1er octobre.

Puis, comme Mme B a dû s’absenter avant le retour de Mme A, est entrée en scène Mme C, juste à temps pour la rencontre des parents, qui a dû être reportée, puisqu’aucun enseignant qui connaît un tant soit peu les enfants de la classe n’était en poste.

Puis, nouvelle tuile : on informe les parents que Mme A ne reviendra pas à la date prévue et que Mme C sera remplacée par Mme D… Vous suivez ? Peut-être pas. Et on est juste en octobre. Alors, imaginez un enfant de 6 ou 7 ans qui est en difficulté scolaire et qui verra jusqu’à la fin de l’année tout l’alphabet y passer, ou presque.

Les grands perdants de toute cette histoire sont des élèves de 1re année qui essaient d’apprendre à lire et à écrire dans un système d’éducation dysfonctionnel incapable, en pleine pénurie d’enseignants, de leur offrir le minimum de constance dont ils ont besoin.

La 1re année du primaire est pourtant une année cruciale dans un parcours scolaire.

Ce sont des classes que l’on devrait confier à nos meilleurs enseignants, a souvent répété le psychologue Égide Royer, spécialiste de la question de la réussite scolaire. Y investir en dépistage précoce avec l’appui de professionnels ne serait pas un luxe, mais bien une nécessité si on a vraiment à cœur la réussite de tous les enfants. Veiller à ce que les élèves aient droit à une certaine stabilité, non plus.

Avec 1000 postes d’enseignant à pourvoir dans les écoles du Québec, 600 postes de technicien en éducation spécialisée vacants et 460 postes de psychoéducateur, d’orthophoniste et de psychologue qui cherchent encore preneurs, on est très loin de ces nobles objectifs. Un enseignant légalement qualifié par classe, c’est le gros lot. L’objectif du ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, à la veille de la dernière rentrée scolaire, était plus modeste : un adulte par classe… peut-être.

Ce qui m’a choquée encore plus que le triste ballet décrit par Marie-Eve Morasse, c’est le gros « bof ! » que cette situation inacceptable a suscité chez ceux-là mêmes qui ont la responsabilité d’y mettre fin.

Au lieu de s’inquiéter du fait qu’un centre de services scolaire (CSS) soit incapable de faire correctement ce qu’il doit faire – offrir des services scolaires de qualité à tous ses élèves –, le porte-parole du CSS de Montréal a rétorqué à ma collègue qu’il fallait « relativiser » la situation. Cette classe avait pigé le mauvais numéro. Bof ! Ça arrive !

Désolé pour les enfants ayant perdu à la loterie du droit à l’éducation ! Meilleure chance pour leur avenir dans une autre vie !

Un deuxième « bof ! » en haut lieu est venu du ministre Bernard Drainville, appelé mercredi à commenter cette affaire. « Ce n’est pas une situation qui est acceptable, sauf que c’est une situation avec laquelle nous devons malheureusement vivre compte tenu de la pénurie d’enseignants2. »

Bref, ce n’est pas acceptable, mais on l’accepte…

Le ministre Drainville ne peut évidemment pas remédier à la pénurie en un claquement de doigts. Il ne peut pas faire apparaître miraculeusement des enseignants légalement qualifiés là où il n’y en a pas. Il ne peut pas non plus accélérer la formation qualifiante en éducation afin de recruter plus rapidement davantage de diplômés d’autres disciplines si les universités s’y opposent.

Mais le fait que ce problème complexe ne soit ni nouveau ni propre au Québec n’autorise pas pour autant le ministre à le considérer comme une fatalité. Il ne l’autorise pas non plus à tolérer l’intolérable en attendant que la pénurie se résorbe.

Dans son rapport rendu public en mai 2023, le Vérificateur général du Québec a sonné l’alarme quant aux impacts de la pénurie sur les enfants, notamment les élèves en difficulté qui écopent plus encore que les autres. Diminution de la qualité de l’enseignement notamment en raison du nombre élevé d’enseignants non légalement qualifiés (plus de 30 000 !), diminution de la cohérence des interventions auprès des élèves en raison des nombreux changements d’enseignant en cours d’année, augmentation de l’insécurité, de l’instabilité et de l’anxiété…

Malgré les signes annonciateurs de la pénurie, le ministère de l’Éducation et les CSS examinés ne disposaient pas d’une information complète et fiable pour bien cerner les causes de la pénurie et les enjeux liés au recrutement et à la rétention d’enseignants qualifiés, déplorait le rapport. Quant aux mécanismes de suivi visant à assurer la qualité de l’enseignement, ils sont insuffisants.

Le Vérificateur général recommandait au ministère de l’Éducation de corriger ces lacunes et de mettre en œuvre, de concert avec les principaux concernés, un plan d’action complet et cohérent pour faire face à la pénurie.

Depuis, le ministre Drainville a bien mis en place un tableau de bord de l’éducation, qui collige certaines données3. On a aussi lancé ici et là des initiatives pour pallier la pénurie d’enseignants qualifiés. Mais le plan d’action complet et cohérent, qui fixerait par exemple un nombre limite de changements de professeur par élève et donnerait aux enseignants épuisés qui songent à quitter la profession le soutien dont ils ont besoin pour rester, se fait toujours attendre.

Un tableau de bord dans la cabine de pilotage, c’est très bien. Mais un pilote dans l’avion qui ne fait pas que constater en haussant les épaules que le crash est inévitable, ce serait quand même plus rassurant.

1. Lisez « Un ballet de “profs” en 1re année » 2. Lisez « Une situation qui n’est pas “acceptable”, dit Drainville » 3. Consultez le tableau de bord de l’éducation du gouvernement du Québec