En regardant les États-Unis, la tentation est forte de pleurer ou de rire en pleurant. Mais parfois, on y trouve aussi de l’inspiration, comme avec la volonté de sévir contre TikTok.

Nos voisins pourraient bientôt découvrir à quoi ressemble la vie sans TikTok. Il est fort probable qu’elle demeure riche de sens.

À la fin avril, le président Biden a signé une loi qui force Bytedance, la société chinoise propriétaire de l’application, à vendre ses activités aux États-Unis d’ici six mois. Sinon, elle sera interdite sur le territoire.

La principale raison est la sécurité nationale. Selon la loi chinoise, Bytedance est obligée de fournir sur demande au régime de Pékin des données sur ses usagers. Elle assure ne pas le faire, mais au minimum, cela reste possible.

La menace peut paraître abstraite, alors soyons concrets. Le contenu visionné, les messages privés, le courriel et le numéro de téléphone peuvent être récupérés par Pékin à des fins de surveillance, ou tout simplement pour entraîner son arsenal d’intelligence artificielle.

Pas convaincus ? Soyons encore plus concrets. En 2022, quatre employés de Bytedance ont espionné des journalistes critiques du réseau social. C’était, semble-t-il, pour identifier leurs sources.

Comme l’a souligné une professeure de droit dans The Atlantic1, les États-Unis sont préoccupés depuis leur fondation par les tentatives d’ingérence. La loi limite la participation démocratique et la propriété médiatique par des étrangers – par exemple, Rupert Murdoch a dû devenir citoyen américain avant d’acquérir des réseaux télévisés. Ce qui se passe sur l’internet devrait logiquement être réglementé aussi.

La démocratie requiert des citoyens informés. Selon la firme Pew, près du tiers des Américains de moins de 30 ans s’informent sur TikTok. Ce qu’ils voient est trié selon un algorithme opaque. Et selon une enquête du Network Contagion Research Institute2, ce tri est arrimé aux intérêts du régime communiste. Sans surprise, le contenu sur les Ouïghours, Hong Kong, Taiwan et le Tibet est sous-représenté. Même chose pour celui sur les manifestations en Iran et le contenu jugé pro-ukrainien. En contrepartie, on y trouve plus de publications, par exemple, sur l’indépendance du Cachemire, pour nuire à l’Inde.

Autre inquiétude, relayée cette fois par une enquête du Wall Street Journal3 : l’effet du format. Les vidéos courtes et personnalisées, qui misent sur l’émotion en montrant des images souvent hors contexte, sont de formidables outils de désinformation pour des sujets comme le conflit entre Israël et le Hamas.

L’internaute se fait suggérer de plus en plus de contenu lié à son historique de visionnement. Il tombe dans des bulles et dans des boucles.

En somme, cette boîte noire peut devenir une redoutable machine de propagande. Son danger est proportionnel à son opacité.

Et au Canada, on a vu que des puissances étrangères, comme la Chine, cherchent à s’ingérer dans nos élections.

D’un point de vue du Canada, l’idéal est que Washington mène la charge, pour ensuite se rallier à l’offensive.

L’automne dernier, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie a commandé un examen sur TikTok. Ce processus découle de la Loi sur Investissement Canada, afin de se prémunir contre des risques à la sécurité nationale. On ignore quand le rapport sera déposé et ce qui sera rendu public. M. Champagne n’a pas dévoilé ses intentions. Mais le calendrier l’aidera. Au moment de trancher, il devrait savoir si TikTok a été vendue ou bannie chez notre voisin.

La Chine crie à la censure. Mais ironiquement, elle interdit déjà sur son territoire Facebook, Instagram, Google et YouTube, entre autres.

Si TikTok devient contrôlée par une société américaine, le risque de fuite d’information disparaîtra, mais celui de la manipulation à des fins politiques et mercantiles ne disparaîtra pas. La preuve, c’est que ce danger existe aussi avec Facebook et Instagram.

Le problème va bien au-delà de TikTok. Outre la menace pour la sécurité nationale et pour la démocratie, ce réseau social, comme les autres, constitue désormais une menace pour la santé publique.

C’est ce qu’a déclaré l’année dernière l’Administrateur de la santé publique des États-Unis, le vice-amiral Vivek Murthy. « Les preuves s’accumulent » pour montrer leur « effet néfaste » sur la santé des mineurs, prévenait-il⁠4. Il exhortait les gouvernements à mieux protéger les données et à contrôler le contenu accessible aux mineurs, comme les incitations à la violence et au suicide, ainsi qu’à limiter les fonctionnalités comme les notifications qui servent à capter l’attention des usagers pour la revendre aux annonceurs. Les actionnaires, eux, sont contents.

Aux États-Unis, le fédéral et certains États ont engagé des poursuites contre les géants du web. Le bilan est mitigé. Les deux derniers recours contre Meta ont été perdants. D’autres se poursuivent contre les pratiques monopolistiques d’Amazon, d’Apple et de Google (pour son moteur de recherche et son système publicitaire).

Les réseaux sociaux sont un formidable outil de communication. Leur potentiel est immense. Mais cette utopie a été détournée par un nouveau modèle économique, le capitalisme de surveillance. Petit à petit, on découvre son vrai visage : des géants qui engrangent des milliards en manipulant leurs usagers pour capter leur attention et la revendre.

Que faire ? Aucune solution facile n’existe. Mais la première étape est le réveil, et ça arrive enfin.

1. Lisez l’analyse du magazine The Atlantic (en anglais) 2. Consultez le rapport sur le biais dans le contenu présenté sur TikTok (en anglais) 3. Lisez l’analyse du Wall Street Journal (en anglais ; abonnement requis) 4. Consultez le rapport de l’Administrateur de la santé publique des États-Unis (en anglais)