Philippe Boyer pourrait continuer comme médecin de famille encore quelques années. Mais un mal pernicieux l’a poussé à prendre une retraite hâtive.

Quel est ce mal ? Ça n’a rien de médical. Je cite son courriel : « La lourdeur du système et de la bureaucratie omniprésente et tentaculaire. »

J’ai convié Philippe Boyer à un café par un matin récent. Il m’a parlé de sa vie, de son amour de la médecine, de son père qui a été médecin de famille jusqu’à 75 ans, de ses débuts en 1985, de ses années aux urgences jusqu’en 2009 et du contact privilégié avec ses patients du groupe de médecine de famille (GMF) des Prairies, dans le Joliette métropolitain.

Ce qui l’a poussé à devancer sa retraite de quelques années, à 63 ans, c’est la paperasse : « Je ne suis pas si vieux. Jusqu’à il y a cinq ans, je me voyais continuer jusqu’à 65, 70 ans. »

Ce grief du médecin (qui garde son titre, pour l’instant) n’est pas isolé : certains de ses collègues estiment que juste pour les formulaires d’assureurs privés, c’est le quart de leur temps qui y passe1.

Il évoque les formulaires à remplir, de toutes sortes. Une bonne partie de ses journées pouvait être consacrée à remplir des formulaires pour ses patients. Pour des compagnies d’assurance, pour des services de ressources humaines, pour des organes étatiques.

Le ministère du Revenu a un formulaire pour que des citoyens en perte d’autonomie puissent toucher un crédit d’impôt. Ce formulaire compte 16 pages… Et sur une de ces pages, on a compté, il y a 40 questions. Ça n’existait pas, en 1985.

Philippe Boyer, médecin

Je résume l’absurdité : un organe de l’État (le Revenu) écrase un médecin payé par l’État (le DBoyer) avec de la paperasse, alors que le système de santé (responsabilité de l’État) a de la misère à assurer un accès à la première ligne (les médecins de famille).

Le médecin poursuit à propos des CRDS (centres de répartition des demandes de services), l’interface pour voir un spécialiste. Dermatologue, orthopédiste, ophtalmologiste, etc. : pour voir un médecin spécialiste, il faut passer par le CRDS régional.

« Quand on dirige un patient vers un spécialiste via le CRDS, m’explique Philippe Boyer, c’est lourd. S’il y a une petite case mal remplie dans le formulaire, ça peut prendre quatre, cinq, six mois avant qu’on te rappelle pour te signaler qu’une case a été mal remplie… J’ai vu des patients qui ont attendu quatre ans pour un rendez-vous avec un spécialiste qui n’est jamais venu : la demande n’avait pas été traitée. »

Bien sûr, pas moyen de savoir où en est la demande de rendez-vous au CRDS. Et le DBoyer me donne un autre exemple d’absurdité liée au CRDS : « Je me souviens d’une adolescente qui devait voir une physiatre. Donc, comme elle était mineure, une physiatre pédiatrique. Elle a attendu tellement longtemps qu’elle a eu le temps de devenir adulte avant d’avoir un rendez-vous. Mais comme elle était adulte, j’ai dû faire une nouvelle demande au CRDS pour qu’elle voie un physiatre pour adultes… »

Philippe Boyer a commencé à exercer la médecine en 1985, comme si c’était sa destinée. Père médecin de famille, deux oncles médecins. Il a adoré le contact avec les patients.

Pour lui, le trouble dans le réseau a commencé quand le gouvernement de Lucien Bouchard2 a lancé l’opération déficit zéro, à la fin des années 1990.

Ils ont incité des médecins de famille à prendre une retraite anticipée. Avant, tu ne voyais pas ça, des gens qui cherchaient des médecins de famille. Ils ont fait la même chose avec les infirmières. On a commencé à manquer de monde. Moi, le début des problèmes, je l’identifie là.

Philippe Boyer, médecin

Je demande au DBoyer s’il y a eu un point de bascule, un moment bien précis où il a décidé de devancer sa retraite.

Réponse : « Oui. Il y a un patient que je suis depuis longtemps qui a laissé un message au bureau. Il a été traité par un podiatre qui lui a donné un papier d’arrêt de travail d’un mois… »

J’appuie sur le bouton Pause, ici, pour un peu de contexte. Un podiatre n’est pas un médecin. C’est un spécialiste du pied qui a fait quatre ans d’études universitaires pour devenir podiatre et membre de l’Ordre des podiatres, un ordre professionnel reconnu par l’État.

Permettez une évidence : un podiatre connaît plus intimement le pied qu’un médecin de famille.

Pas grave, le service des ressources humaines de l’employeur de ce patient (le punch s’en vient) exigeait quand même qu’un médecin, ou plutôt, aux yeux de la bureaucratie, un Médecin, signe lui-même l’arrêt de travail… Même si le DBoyer connaît moins le pied que le podiatre.

« J’ai donc décidé d’appeler les RH, me dit le DBoyer, pour leur dire que ça n’avait pas de bon sens que moi, un médecin, je sois le seul à pouvoir signer cet arrêt de travail, alors qu’un podiatre, qui s’y connaît plus que moi en matière de pied, décrète que le patient doit arrêter de travailler pendant un mois… »

Le médecin me relate sa conversation avec les ressources humaines :

« On se dédouble, ici !

— C’est comme ça que ça marche, directive ministérielle, docteur… »

Directive ministérielle ? Voici le punch : ce patient qui avait mal au pied était un employé du CISSS de Lanaudière !

« C’est tellement stupide, constate le médecin. C’est le réseau surchargé qui contribue à surcharger ses propres médecins avec des formulaires qui n’ont pas à être remplis par des médecins. Tout ne doit pas passer par un papier du médecin. Jusqu’à tout récemment, les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) ne pouvaient pas signer des formulaires de la CNESST… »

Mardi, j’ai envoyé au DBoyer cette nouvelle3 : un projet de loi vise à mettre fin à l’exigence faite aux malades par des compagnies d’assurance de fournir une ordonnance médicale d’un médecin pour obtenir un remboursement. Par ailleurs, la fréquence des rendez-vous de suivi, quand un patient est blessé ou malade, sera déterminée par le médecin : l’employeur ou l’assureur ne pourra plus imposer cette fréquence (souvent inutilement grande).

Le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, croit que cette mesure permettra de dégager annuellement 500 000 rendez-vous de plus avec des omnipraticiens.

Réponse de Philippe Boyer : « C’est un pas dans la bonne direction, mais je ne crois pas que ça va dégager 500 000 rendez-vous… »

Au fait, docteur, vous n’avez pas pensé continuer à exercer la médecine à temps partiel ?

Réponse : « Oui. Mais même à temps partiel, je ferais face à la même lourdeur bureaucratique… »

1. Lisez un article de Radio-Canada 2. Lisez « Mises à la retraite massives : l’objectif de l’État a-t-il été atteint ? » 3. Lisez « Compagnies d’assurance : un projet de loi mettra fin à l’exigence de certains billets médicaux »