Puisant dans les souvenirs de sa famille, Henri Pardo raconte la diaspora haïtienne à travers les yeux d’un jeune garçon ayant fui avec sa mère le duvaliérisme dans Kanaval, son premier long métrage de fiction.

Né à Edmunston, Nouveau-Brunswick, de parents haïtiens ayant fui la dictature de Duvalier, l’acteur et réalisateur Henri Pardo (Dear Jackie, Afro Canada) a été témoin du choc post-traumatique qu’ont vécu les membres de sa famille. Pour son premier long métrage de fiction, Kanaval, il lui est donc paru naturel de puiser dans les souvenirs des siens, à qui il doit sa connaissance et son amour pour la culture de ses ancêtres.

C’est ainsi qu’il raconte l’histoire de Rico (Rayan Dieudonné, arrivé par le chemin Roxham en 2018, comme le raconte Rima Elkouri dans Du chemin Roxham au tapis rouge⁠1) qui, avec sa mère Erzulie (Penande Estime, révélée par la série Après le déluge, de Mara Joly), fuit Jacmel en 1975 afin de mettre le cap sur le nord. Sur cette froide planète qu’est le Canada aux yeux de l’enfant de 9 ans, Rico et sa mère seront accueillis chaleureusement par deux extraterrestres, Cécile (Claire Jacques) et Albert (Martin Dubreuil).

Lisez la chronique « Du chemin Roxham au tapis rouge »

« J’ai 54 ans, je suis un gars d’ici, je n’ai pas le temps de lire tout ce qui existe. Je me suis donc laissé aller avec les souvenirs, la folie, l’imagination. Avec le producteur Éric Idriss Kanago, on a fait un voyage de recherche à Jacmel parce que je voulais valider certaines choses. En marchant dans les rues de Jacmel, j’ai trouvé la maison que j’avais dessinée. »

Lors de son séjour, Henri Pardo a rencontré des hougans (prêtres vaudous), des poètes et des fabricants de masques en papier mâché à qui il posait des questions sur la culture haïtienne, leur faisait lire ce qu’il avait écrit. Tous croyaient qu’il était né à Jacmel alors que c’était la première fois qu’il y mettait les pieds.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Henri Pardo, réalisateur

Je ne pensais pas que je connaissais tant ma culture.

Henri Pardo, réalisateur

À Jacmel, où l’on célébrait la fête des morts, le cinéaste a pu découvrir un personnage du folklore haïtien, le lanceur de corde, lequel allait lui inspirer Kana (Tyler Epassy). Le corps et le visage enduits de sirop de canne et de charbon, la tête ornée de cornes, Kana deviendra l’ami imaginaire de Rico. Au départ, il devait être un dragon se cachant dans le placard ; heureusement, un ami du réalisateur lui a rappelé que les dragons n’existaient pas dans la culture haïtienne.

« Selon moi, Kana n’est pas un ami imaginaire, mais un personnage réaliste et merveilleux qui accompagne Rico quand il rencontre des difficultés. Dans l’histoire du carnaval, on a exagéré la figure du lanceur de corde. On s’est dit que les Blancs ayant peur des Noirs, on allait leur faire vraiment peur, on allait être plus nègre que nègre, on allait se mettre des cornes sur la tête et que les cordes autour des poignets allaient représenter les chaînes que les esclaves ont cassées. »

Mère courage et déesse protectrice

Bien que plus discret que celui de Rico, le personnage de la mère, qui enseigne le français, porte une importante dimension symbolique. De fait, à travers le personnage d’Erzulie, prénom de sa grand-mère, Henri Pardo célèbre l’expression créole potomitan, qui signifie « soutien familial », rôle souvent tenu par la mère, et la déesse guerrière Erzulie Dantor.

Depuis la révolution de 1791, les femmes ont été au centre de tout, de l’éducation, de la famille, de la culture. Sans le dire, leur féminisme a toujours été présent et très collaboratif […]. Féministe avant le temps, la déesse Erzulie défendait les femmes, les enfants et les lesbiennes.

Henri Pardo, réalisateur

« Le vaudou est une religion de guérison et d’unification ; les dieux ne jugent pas, mais sont des compagnons avec qui on discute quand on est à la croisée des chemins. Quand les Américains ont débarqué en 1915, ils ont diabolisé le vaudou. »

PHOTO AZIZ ZOROMBA, FOURNIE PAR MAISON 4:3

Penande Estime et Rayan Dieudonné dans Kanaval, d’Henri Pardo

Malgré la présence de Kana, d’Erzulie et d’un orignal qui parle créole (voix de Fayolle Jean Jr.) au cœur de la forêt boréale, Henri Pardo se défend d’avoir volontairement emprunté au réalisme magique et au merveilleux.

« Je suis tombé sur ces termes bien après avoir commencé à écrire. C’est sur le plateau, avec le directeur photo Glauco Bermudez, qu’on a réalisé que c’est ce qu’on faisait. On était tellement à l’écoute de notre environnement et du récit que ça allait de soi. »

Dans la culture haïtienne, il y a des nuances incroyables que je découvre encore. On dirait que tout est juxtaposé entre l’Histoire, les problèmes sociaux, l’épanouissement de la culture. On s’amusait donc à mettre les uns par-dessus les autres et ç’a donné cet effet-là.

Henri Pardo, réalisateur

Toutefois, les clins d’œil à la science-fiction de ce récit raconté à hauteur d’enfant étaient tout à fait intentionnels : « Je suis un amoureux de la science-fiction ; elle me permet non seulement de m’évader, mais de refaire le monde, d’étudier notre monde, comme l’ont fait les séries Star Trek et Cosmos 1999, qui étaient des projections de la guerre froide, des problèmes nucléaires. En faisant Kanaval, j’ai remarqué qu’en Haïti, on vit notre culture partout et ici, dans une petite boîte qu’on appelle télévision. Quand Rico arrive du carnaval et se retrouve dans un petit appartement brun à Chicago, la télé devient pour lui une ouverture sur le monde, une source d’imagination. »

PHOTO AZIZ ZOROMBA, FOURNIE PAR MAISON 4:3

Martin Dubreuil et Rayan Dieudonné

À la fois célébration de la culture haïtienne et devoir de mémoire, Kanaval se veut, aux dires d’Henri Pardo, un film rassembleur, qui parle de rencontres, qui s’adresse à l’enfant en nous. Et ce, malgré le traumatisme de l’exil et le racisme ordinaire qu’il y aborde sans fard.

« Au Canada, le racisme n’est pas comme aux États-Unis, il est sournois. On constate qu’on représente 3,5 % de la population au Canada, mais que le pourcentage augmente dans les pénitenciers. Il existe une frustration, particulièrement chez les migrants scolarisés, qui ont tout ce qu’il faut pour s’intégrer rapidement. J’essaie de ne pas trop passer mon temps là-dessus ; quand je fais un film, je veux m’assurer que le public a de l’espoir même s’il y a de la dureté. Mon défi avec Kanaval, c’est de dire qu’il faut garder son cœur haïtien, no matter what. »

En salle le 3 mai