J’étais à New York il y a quelques jours pour un « fireside chat » avec le grand patron du New York Times, pour reprendre la chaleureuse expression contenue dans l’invitation.

Il a été question avec A. G. Sulzberger du modèle d’affaires de son média, de l’avenir de la presse locale, de l’intelligence artificielle, et du rapport trouble avec les grands médias que nourrissent les candidats à la présidentielle. Pas juste Donald Trump…

La discussion a porté en grande partie sur la couverture politique du New York Times, et sur les accusations souvent entendues de « wokisme » et de complaisance à l’endroit des démocrates.

Sulzberger a rejeté la critique avec un brin d’impatience, manifestement exaspéré par cette question. Et il a abordé les attaques de Trump à l’endroit de son média, mais aussi les refus obstinés de Biden de répondre aux invitations de ses journalistes.

« Biden a donné plus d’entrevues à Jason Bateman qu’au New York Times, au Washington Post et au Wall Street Journal réunis ! », s’est-il indigné.

Qui est Bateman ? Un acteur hollywoodien qui anime l’émission balado SmartLess, et qui non seulement a eu la chance d’interviewer Biden : il a eu droit à une seconde entrevue avec le président des États-Unis !

PHOTO TIRÉE DU COMPTE X @SMARTLESS

Les coanimateurs de l’émission balado SmartLess Will Arnett (à gauche), Sean Hayes et Jason Bateman posent avec le président des États-Unis, Joe Biden.

Et combien de fois ce dernier a-t-il rencontré le NYT, le WP et le WSJ ?

Zéro, comme dans Joe.

On a débattu à l’infini, ces dernières années, de la dynamique malsaine qui relie Donald Trump aux journalistes, mais on a peu parlé de celle de son rival, qui n’est pas beaucoup plus reluisante.

Entendons-nous, le candidat démocrate n’a jamais qualifié les faits de « fake news » et les médias d’« ennemi du peuple », ce qui établit une démarcation claire entre les deux. Mais si on met les attaques et les insultes de côté et qu’on analyse froidement l’accessibilité de Joe Biden et le nombre d’interactions qu’il a eues avec les grands médias depuis son élection en 2021, on réalise vite… qu’elles sont à peu près inexistantes.

Si bien que Biden se classe dans le top 3 des présidents qui, au cours des 100 dernières années, ont le plus évité la presse durant leur mandat. Un podium peu glorieux qu’il partage avec Reagan et Nixon.

On ne juge évidemment pas un président au seul nombre d’entrevues et de conférences de presse qu’il donne. Mais il s’agit tout de même d’un indicateur important de sa volonté de rendre des comptes aux électeurs : il peut bien multiplier les apparitions au Weather Channel et sur Comedy Central, comme Biden l’a fait, on n’en saura pas beaucoup plus sur son appui à Nétanyahou.

La présence du président devant les médias est également un geste d’ouverture, de responsabilisation, de transparence, surtout lorsque les échanges avec les journalistes permettent les questions, et les sous-questions.

Ainsi, si on regarde les différents présidents des trois dernières décennies, de George Bush père à Joe Biden, on note que chacun d’entre eux a tenu en moyenne environ 20 conférences de presse par année.

Selon l’American Presidency Project1, George Bush père en a tenu le plus grand nombre, avec une moyenne de 35 par année, viennent ensuite Bush fils (26), Bill Clinton (24), Donald Trump (22) et Barack Obama (20).

Combien en moyenne en a tenu Biden ? Pas plus de 11.

On peut bien trouver une justification à ce faible nombre d’apparitions, préciser que Biden privilégie les réseaux sociaux et permet davantage aux porte-parole de s’exprimer, ajouter que les conférences de presse de Trump ressemblaient à une guerre de tranchées, etc.

Il n’en reste pas moins qu’après l’ère tumultueuse de Donald Trump, Joe Biden avait promis de rétablir des relations plus saines et ouvertes avec la presse. Sur ce point, hélas, c’est un échec. Biden a même eu le culot de fuir la presse pendant plus de 150 jours en 2022, presque une demi-année !

Or qu’est-ce qui est mieux ? Refuser de répondre aux journalistes, ou leur répondre cavalièrement ? Hum, bonne question pour La joute.

Est-ce que Joe Biden se rattrape en donnant des entrevues aux journalistes qui lui tendent leur micro et l’invitent à leur studio ? Pas plus. C’est donc précisément ce que dénonçait A. G. Sulzberger.

Cela pose de sérieuses questions, surtout dans le contexte où il pourrait ne pas y avoir un seul débat télévisé pendant toute la campagne électorale, une première depuis 1976, comme l’a écrit Richard Hétu jeudi dernier2.

D’un côté, on a un candidat républicain qui évite les grands médias, car il les déteste à peu près tous. Et de l’autre, on a un candidat démocrate qui les fuit, car il ne veut pas de questions serrées qui pourraient le faire mal paraître… tout en trouvant le temps nécessaire pour rencontrer l’acteur Jason Bateman, ou encore Howard Stern, comme il l’a fait vendredi dernier.

On devine bien que l’évitement médiatique de Joe Biden est lié à son âge, aux critiques sur sa mémoire défaillante et à la stratégie de son équipe de l’éloigner le plus possible de l’improvisation, des gaffes potentielles et des moments non scriptés.

Mais la conclusion n’en est pas moins accablante : les grands médias sont dans l’angle mort de cette élection présidentielle, peut-être la plus importante de notre existence.

1. Consultez la compilation de l’American Presidency Project (en anglais) 2. Lisez « Pas de débat présidentiel en 2024 ? »