À l’occasion, le chroniqueur Paul Journet explore avec des penseurs les idées qui font (ou défont) le monde.

Vous souvenez-vous des derniers jours de Socrate ? Accusé par un tribunal populaire d’avoir corrompu la jeunesse, il a été condamné à mort.

Il a bu la ciguë, et ce, en continuant de jaser, mais ce bavardage ne sera pas pertinent pour cette chronique. Il sera question des procès et des masses qui les instruisent à leur avantage.

Pour un philosophe, le réflexe professionnel consiste à défendre Socrate et tous ceux qui, après lui, ont été condamnés pour délit d’opinion. Du moins, c’est ce qu’aurait espéré Joseph Heath, qui enseigne à l’Université de Toronto. Mais ce qu’il observe l’inquiète.

Certains doutent de l’existence d’une culture de l’annulation. Ils parlent plutôt d’une « culture de la conséquence ». Selon eux, on assiste à un retour salutaire du balancier. Des gens doivent simplement assumer les conséquences de leurs propos ou de leurs gestes discriminatoires. Les appels à « l’annulation » seraient le seul recours de groupes marginalisés et dépossédés du pouvoir.

Heath n’est pas d’accord. « Cette culture existe bel et bien, soutient-il au téléphone. Mais pour la comprendre, il faut poser le bon diagnostic. Ce n’est pas un enjeu de gauche ou de droite. Ce n’est pas non plus un problème de wokes ou de justice sociale. »

Avant d’aller plus loin, quelques précisions s’imposent.

Le terme « annulé » réfère à une multitude de cas très différents : un intellectuel cité hors contexte ou tenu à l’écart à cause de propos impopulaires, un artiste dont l’œuvre fictive est interprétée comme s’il s’agissait d’un essai, un polémiste qui récolte simplement la colère semée ou une personne accusée ou coupable de crime sexuel ou de propos haineux.

Le type d’annulation varie également : perte de contrat publicitaire, ostracisme social, congédiement ou même prison.

Durant notre entretien, nous ne parlerons pas des cas de nature criminelle comme les agressions sexuelles. Heath s’intéresse surtout au débat d’idées.

Le jugement doit se faire au cas par cas. Je me permets de donner un exemple : une vedette prend l’initiative de se filmer en proférant gratuitement des propos racistes, puis perd un contrat, car l’entreprise en question se dit que parmi les milliards d’êtres humains, elle en trouvera un qui ferait un meilleur ambassadeur de sa marque. Si c’est une « annulation », elle n’est pas scandaleuse. Tout le monde n’est pas Socrate…

Ne lisez donc pas ce qui suit en utilisant un cas particulier où « l’annulation » vous semblait justifiée pour ensuite discréditer le propos de M. Heath.

Cette chronique vise à prendre quelques pas de recul pour comprendre plutôt l’évolution du phénomène.

Au lieu de la « justice sociale », Heath propose de l’analyser avec un cadre plus large : la théorie des conflits.

Selon lui, les valeurs des gens n’ont pas radicalement changé. La nouveauté, ce sont les outils.

Lors d’un conflit, la tendance naturelle est de chercher des alliés. De là vient l’expression read the room. Elle dit : ouvrez les yeux, personne dans cette pièce ne vous appuie…

Or, les réseaux sociaux permettent aujourd’hui de recruter et de mobiliser énormément de gens. Un bon exemple : l’affaire Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, où la fronde était menée entre autres par des gens qui n’avaient pas assisté au cours où le « mot qui commence par N » a été prononcé.

Le deuxième aspect est la rapidité avec laquelle les gens peuvent désormais intervenir.

Il devient difficile de prendre connaissance du contexte ou d’obtenir le point de vue adverse. Le droit à la défense se perd. Le groupe le plus nombreux, ou le plus motivé, impose sa version.

Heath fait un détour par la psychologie de l’évolution. Dans l’histoire de notre espèce, l’intervention de tiers permet de faire respecter des normes sociales pour pacifier un groupe. « Prenons une file d’attente. Si on vous dépasse, vous espérez que quelqu’un intervienne pour signaler que ce comportement est inacceptable », explique-t-il.

Mais avec les nouvelles technologies, le contraire survient. Il y a escalade. Certains en font un exercice « performatif » pour exhiber leur vertu. D’autres jouissent de l’effet grisant de se joindre à un groupe qui défait un ennemi puissant, avec l’impunité de celui qui se cache dans la foule.

En bon philosophe, Heath aime examiner les arguments à la loupe, souligner les angles morts d’un débat et s’assurer que la perspective « contraire » a été pleinement considérée. Mais il ne cherche pas l’attention et il ne raffole pas de la controverse.

« J’ai une pile de textes dans ma garde-robe qui ne doivent pas être publiés avant ma mort », blague-t-il.

Il a fermé son blogue il y a quelques années. « Les commentaires devenaient trop négatifs et agressifs, dit-il. Parfois, des gens qui étaient d’accord avec moi osaient seulement me le dire en message privé. »

Politiquement, je me définirais comme un électeur qui hésite entre les libéraux et les néo-démocrates. Mais dans n’importe quelle réunion du département de philo, je suis la personne la plus à droite dans la salle…

Joseph Heath

Au Canada, les appels à « l’annulation » viennent plus souvent de la gauche, reconnaît-il. Mais aux États-Unis, le portrait est différent. Cette culture est utilisée par tous les camps.

Là-bas, par exemple, des enseignants progressistes subissent les pressions de lobbys conservateurs. Tandis que dans les universités, la minorité de professeurs s’identifiant comme étant « conservateurs » craignent davantage d’être sanctionnés pour leurs propos que leurs collègues de gauche. Fait étonnant, l’autocensure est plus fréquente aujourd’hui que durant le maccarthysme et la chasse aux communistes des années 1950, selon un sondage de la Foundation for Individual Rights and Expression. Depuis le début de la guerre froide, le taux de professeurs de sciences sociales qui s’autocensurent est passé de 9 % à 25 % ⁠1.

Heath s’intéresse d’abord à la difficulté de faire avancer une position impopulaire dans un débat. Son analyse porte sur ce malaise ressenti à l’idée d’un désaccord.

Son propos ressemble davantage à une tentative d’établir une éthique de la discussion.

Pour réapprendre à débattre, la philosophie a beaucoup à nous apprendre, plaide-t-il. « Comme on l’apprend à tout étudiant au premier cycle, avant de critiquer une position, il faut d’abord l’expliquer le plus clairement possible. »

Cela prouve que la critique est fondée sur un désaccord de bonne foi et non sur une déformation de la position adverse. Cette méthode a aussi le mérite de forcer à se mettre dans la tête de l’autre pour permettre à son audience de se faire sa propre opinion.

Cela requiert une neutralité affective. Soit la capacité d’expliquer un argumentaire sans le contaminer avec ses émotions ou ses préjugés.

Nous ne sommes pas des robots et il ne devrait pas y avoir de plaisir à choquer. L’empathie est importante, mais elle a des limites. Le ressenti de l’autre est un critère subjectif et irréfutable. Si chaque personne vexée a un droit de veto, la discussion deviendra impraticable.

Le propos controversé doit aussi être restitué dans son contexte en s’intéressant, au moins un peu, aux intentions.

Pour cela, il faut des individus qui cherchent à se comprendre et convaincre de façon honnête. Des gens qui veulent faire avancer la réflexion au lieu de marquer des points. Qui valorisent le débat et non le combat.

Heath donne l’exemple du philosophe Daniel Weinstock. En 2012, ce professeur à l’Université McGill avait résumé ce qui motive l’excision symbolique. Il donnait l’exemple des médecins qui pratiquaient cet acte sur des Somaliennes afin d’éviter qu’elles retournent dans leur pays natal pour y subir cette mutilation. Or, Weinstock enchaînait en exprimant son vif désaccord.

Un extrait trompeur a circulé dans les médias, des gens se sont déchaînés et le gouvernement caquiste l’a désinvité d’une conférence sur l’ancien cours d’éthique et de culture religieuse. Le tout sans avoir pris la peine d’obtenir sa version des faits.

Voilà un exemple qui devrait refroidir ceux qui cautionnent les « annulations » au nom du rééquilibrage des rapports de force et de l’avancement de leur cause. Ça peut mal finir pour tout le monde.

Si on ne sait plus comment répliquer à un argument adverse, si on ne reconnaît plus la légitimité d’un désaccord raisonnable, la démocratie deviendra très compliquée.

1. Lisez le rapport de l’organisme FIRE sur la censure et l’autocensure aux États-Unis (en anglais)

Qui est Joseph Heath ?

  • Professeur de philosophie à l’Université de Toronto, où il a déjà été directeur du Centre sur l’éthique.
  • Ex-professeur invité et chercheur au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal
  • Auteur de plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en français, comme Révolte consommée, Sale Argent et Pourquoi fait-il si bon vivre au Canada ?