L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Quelques jours aux Îles-de-la-Madeleine la semaine dernière. C’est bon être en marge de la triste orbite ambiante, de temps en temps, pour changer le mal de place.

Deux ans de guerre en Ukraine. Israël et la Palestine. Trump, Poutine. La mort d’Alexeï Navalny m’a donné un sacré coup. Une remontée du fascisme un peu partout. Ces derniers mois font prendre conscience que ce n’est pas toujours les bons ni la bonté qui gagnent. Les gens sont fragiles et à cran. Avec comme conséquence qu’on s’envoie chier pour tout et pour rien. En toile de fond, un horizon de laideur et des sensibilités paranoïaques. Vite le printemps, on se dit. Vite qu’on puisse ouvrir les fenêtres.

Je suis allé aux Îles pour des rencontres publiques, et voir ce magnifique bout de pays qui flotte sur l’eau. Ce qui est bien de l’hiver là-bas, c’est qu’il n’y a pas de touristes. De 13 000 résidants permanents, ça frôle 80 000 durant la « belle saison ».

J’y ai entre autres choses rencontré un gars, Gilbert Richard, qui depuis le 1er janvier a décidé de ne manger que ce qui est local. La mode du « local », si chère à nos valeurs durant la pandémie, s’est un peu effritée depuis (Le Panier bleu vient d’être débranché, entre autres choses). Gilbert ne se nourrit que d’aliments 100 % issus de son territoire. Viandes, lait, fruits, légumes, produits de la mer doivent provenir du même code postal. Ça veut aussi dire zéro farines, sucres et tout ce qui ne « pousse » pas aux Îles. Il en fera un documentaire.

Suivi médical tous les trois mois, pêche, chasse, cueillette, difficultés et réflexions sur cette impossibilité moderne d’être soutenu entièrement par le territoire qu’on a choisi d’habiter et d’occuper. On est loin des modèles alimentaires qui nous ont nourris durant des millénaires. Il espère durer une année complète.

Une épreuve à mi-chemin entre une performance de sport extrême et une quête spirituelle, car il doit réfléchir à cette chose que l’on ne fait plus : prendre le temps de cuisiner. Quatre semaines après s’être lancé – en février, donc –, il avait perdu 30 livres et je n’ai jamais vu un gars manger autant de gras. Et avoir autant conscience que se nourrir n’est pas uniquement relié au plaisir. On l’avait un peu oublié dans l’obsession de gratification immédiate que l’on s’impose pour réussir sa vie.

Il s’est préparé durant un an en faisant un potager, en cueillant bleuets et canneberges sauvages, en élevant ses cochons et un bœuf, et en ramassant ici et là ce que le Golfe pouvait lui donner : homards, crabes, canards de mer, mollusques, loups marins (phoques)... Le tofu et les lentilles ne poussent pas aux Îles.

La beauté de sa démarche, c’est qu’elle rappelle l’énorme ravin qui s’est creusé entre soi et l’idée qu’on se fait de soi depuis quelques décennies dans l’alimentation. Au propre comme au figuré.

Un matin, sur la banquise (quasi inexistante, mais c’est un autre sujet), on est allés à la chasse au loup marin (ça fait partie du menu). Avec un hakapik. Mise en garde aux âmes sensibles : ne pas googler le mot, vous êtes averti. Cette pratique est maintenant validée et encadrée par le fédéral qui délivre des permis de chasse de subsistance. C’est ainsi que des gens ont survécu durant des siècles.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La chasse au phoque se pratique sur la banquise aux Îles-de-la-Madeleine.

Je ne ferai pas l’apologie de la chasse au phoque ici, beaucoup trop nombreux pour l’écosystème (car protégés par la militance des sentiments), mais il faut savoir respecter les coutumes et les pratiques de survie des territoires et des autres. Sur le site gouvernemental qui encadre la délivrance de permis, on dit que les coups du hakapik doivent fracasser les deux hémisphères pour être conformes à des normes de mise à mort « humaine ». En passant, volailles, porcs et bovins sont aussi abattus ainsi, assommés avant la saignée.

Devant les actualités des temps qui courent, entre les gardiens du monde et les sauveurs autoproclamés qui imposent leurs vérités de fausse bienveillance, il y a cette étrange bêtise qui habite les offusqués et qu’on semble avoir oubliée ; celle d’un projet humain qui fonctionne quand même (merci à l’économie !), entre laideurs et beautés.

On peut tuer Navalny et s’en sauver, c’est terrible. Mais il y a aussi, ici et là, un peu de lumière et des gens sur qui s’appuyer pour avancer. Même si trop souvent ces derniers temps, j’ai l’impression d’être un loup marin qui se fait taper sur le crâne avec le hakapik de notre nature. Sur une banquise qui a fondu. On est peut-être un peu cons, au fond.

Ça fait deux semaines que je dors les fenêtres ouvertes pour provoquer le printemps à se montrer enfin la face et partir les sucres. On dirait que ça marche. Bien besoin.

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion