(Ottawa) Soyons clairs. L’armée russe ne débarquera pas sur la terre de Baffin demain matin parce que Donald Trump lui a livré en pâture les mauvais payeurs de l’OTAN comme le Canada. Il n’en demeure pas moins que la récente charge du candidat à l’investiture républicaine devrait faire retentir un nouveau signal d’alarme au gouvernement canadien, où l’on ne dépense toujours pas l’équivalent de 2 % du PIB en défense.

Le Kremlin peut bien envahir les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) qui ne consacrent pas 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense si ça lui chante, selon Donald Trump, probable candidat républicain à la présidentielle de novembre. « En fait, je les encourage à faire ce que bon leur semble », a-t-il récemment lâché lors d’un rassemblement en Caroline du Sud.

PHOTO SEAN RAYFORD, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Donald Trump s’en est pris aux mauvais payeurs de l’OTAN lors d’un rassemblement à Conway, en Caroline du Sud, le 10 février.

Même si le Congrès américain a adopté en décembre dernier une loi visant à empêcher tout président de se retirer unilatéralement de l’alliance, celle-ci ne suffirait pas à limiter les dégâts d’un retour du magnat de l’immobilier à la Maison-Blanche, croit Justin Massie, professeur titulaire au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

La crainte la plus probable, c’est que les adversaires du Canada – on pense à la Russie ou à la Chine – veuillent essayer de voir : c’est quoi la réaction américaine si on tente de pénétrer l’espace aérien canadien ? C’est quoi la réaction si on envoie des sous-marins ou des navires de combat dans les eaux territoriales canadiennes ?

Justin Massie, professeur titulaire au département de science politique de l’UQAM

« C’est ce que les Chinois font à Taïwan sur une base quotidienne. Ils mettent à l’épreuve les défenses antiaériennes taïwanaises. Et rien n’indique qu’ils ne pourraient pas faire la même chose avec les alliés de l’OTAN », souligne celui qui est également codirecteur du Réseau d’analyse stratégique.

Ce n’est pas la première fois que le 45président des États-Unis fait le coup : en 2018, l’animateur Tucker Carlson et lui se demandaient à voix haute sur les ondes de Fox News s’il faudrait se porter à la défense du « tout petit » Monténégro en cas d’agression russe.

En cause : l’article 5 du traité fondateur de l’OTAN sur la protection mutuelle. C’est cet article qui dit qu’une attaque contre un seul pays de l’Organisation sera considérée comme une attaque contre l’ensemble des pays membres.

« Déjà, ça a causé des dommages parce que l’OTAN repose sur un principe de dissuasion, et les États hostiles comprennent le fait qu’une attaque contre un allié, c’est une attaque contre l’alliance », relève à l’autre bout du fil Kerry Buck, ex-ambassadrice et représentante permanente du Canada auprès de l’OTAN de 2015 à 2018.

Mais encourager la Russie à attaquer les mauvais payeurs, je n’ai jamais entendu ça de toute l’histoire de l’OTAN.

Kerry Buck, ex-ambassadrice et représentante permanente du Canada auprès de l’OTAN

Un plan… en « temps opportun »

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Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg

La bonne nouvelle (si on veut) est que, pour 2024, les bons payeurs sont désormais au nombre de 18 pays sur un total de 31⁠1. Le secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg, en a fait l’annonce à la mi-février. « C’est un nouveau record », s’est-il réjoui à Bruxelles.

La mauvaise nouvelle (si on veut, bis), c’est que le Canada reste loin de la cible : en 2023, les dépenses en défense ont représenté 1,38 % du PIB⁠2. Et encore une fois, le Norvégien a été contraint de demander des comptes au Canada.

Sur les ondes de CTV, il y a un peu moins de deux semaines, il a reconnu n’avoir aucune idée de l’échéancier du Canada en ce qui a trait à l’atteinte de la cible de 2 % – qui a été déterminée en juillet dernier à Vilnius⁠3 comme un plancher, et non un plafond.

La réponse du premier ministre Justin Trudeau ?

Un plan viendra « en temps opportun ».

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Il y a près de deux ans, alors qu’elle tenait les rênes de la Défense nationale, Anita Anand disait avoir proposé à ses collègues du Cabinet des « options agressives » qui verraient le Canada « potentiellement atteindre le niveau de 2 % », voire « le dépasser ».

PHOTO CZAREK SOKOLOWSKI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La vice-première ministre Chrystia Freeland et le ministre de la Défense, Bill Blair, assistent à un exercice militaire commun entre les troupes canadiennes et polonaises, dans le centre de la Pologne, le 25 février.

Son successeur, Bill Blair, n’a toujours pas présenté de feuille de route à cet effet. Pire, il s’est retrouvé dans la posture inconfortable de justifier des compressions de l’ordre de près de 1 milliard au poste budgétaire de la défense.

Ce serrage de ceinture n’est pas passé inaperçu, confirme la libérale Julie Dzerowicz, présidente de l’Association parlementaire canadienne de l’OTAN. « Les présidents des associations des États-Unis et du Royaume-Uni étaient inquiets, ils m’en ont parlé. »

La députée, qui était récemment au siège bruxellois de l’OTAN, a assuré ses vis-à-vis que les investissements en défense étaient « en croissance exponentielle » au Canada.

« [N’empêche], si vous me demandez à moi ce que je veux voir, je vous répondrai que je veux que la tendance à la hausse des dépenses se poursuive, et que j’aimerais voir un plan d’action pour l’atteinte du 2 % », réclame l’élue torontoise.

Du sable dans l’engrenage

Un gouvernement Poilievre poursuivrait le même objectif. « Le bémol qu’on a, c’est que oui, on veut aller vers ça, mais actuellement, avec la situation financière du pays, il faut trouver l’argent ailleurs », indique Pierre Paul-Hus, lieutenant québécois du chef conservateur.

Ailleurs comme dans les coffres de l’aide internationale⁠4 qui va à « des pays corrompus », affirme-t-il. « Ça, c’est une place pour aller récupérer de l’argent, mais il y a aussi l’approvisionnement militaire », affirme l’ancien réserviste.

Car même s’il s’agit d’un sujet aride, il n’en demeure pas moins fondamental : si on veut régler une partie du problème, le processus d’approvisionnement doit être revu de fond en comble, insistent nombre d’élus et de spécialistes.

Les gens qui travaillent dans les bureaux d’acquisition en défense retournent des fonds chaque année, car ils n’arrivent pas à dépenser ce qu’ils reçoivent actuellement.

Anessa Kimball, politologue à l’Université Laval

En 2021, par exemple, le Ministère a retourné 1,2 milliard de dollars non dépensés au Conseil du Trésor. Cette somme pourrait atteindre 4 milliards pour l’exercice 2023-2024, a indiqué en juin dernier, devant un comité des Communes, un analyste du bureau du Directeur parlementaire du budget.

PHOTO CPLC LAURA LANDRY, TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’ARMÉE CANADIENNE

Les Forces armées canadiennes peinent à recruter.

Autre écueil : la pénurie de personnel au sein des Forces armées canadiennes. Selon les données fournies par le Ministère, en date du 31 décembre 2023, le déficit total était de 15 317 membres (7895 de la Force régulière et 7422 de la Première réserve).

« La Finlande et la Suède, par exemple, ont beaucoup de réservistes. Cela fait en sorte qu’elles ont davantage la capacité de dépenser, car elles ont besoin d’équiper ces personnes qui sont réservistes, même si elles ne sont pas dans la force active », dit Anessa Kimball.

Et pour ne rien arranger, la partisanerie fait souvent tourner la machine au ralenti à Ottawa, ce qui entraîne des retards qui font augmenter le prix des équipements.

PHOTO ERIC BARADAT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un chasseur F-35 du constructeur Lockheed Martin

« On l’a vu avec Justin Trudeau qui a mis fin à l’acquisition de F-35 pour ensuite acheter des F-35. Jean Chrétien avait mis fin à l’acquisition d’hélicoptères, pour qu’ensuite, ils soient acquis par Stephen Harper », rappelle le professeur Justin Massie.

Toujours loin du compte

S’il est vrai que les libéraux ont annoncé des investissements considérables en matière de défense – achat de 88 avions de chasse F-35 et de 15 navires de combat, injection de près de 39 milliards pour la modernisation de NORAD (le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord) sur deux décennies –, on est loin du compte.

PHOTO JOHN THYS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Ils sont 18, parmi les 31⁠ pays membres de l’alliance (bientôt 32 avec la Suède) à consacrer au moins 2 % de leur PIB aux dépenses militaires.

De l’argent, il en faudrait pour rejoindre le club des bons élèves de l’OTAN. Beaucoup. On parle de 13 à 16 milliards environ de plus par année jusqu’en 2026-2027, d’après le calcul effectué par le Directeur parlementaire du budget en juin 2022.

Selon ces projections budgétaires, les dépenses militaires du Canada atteindraient seulement 1,59 % du PIB en 2026-2027.

Le professeur de science politique Rob Huebert, de l’Université de Calgary, est d’avis que les politiciens de tous les partis devraient cesser de « se convaincre que les Canadiens ne veulent pas dépenser davantage en défense en se fiant à des sondages internes ».

Un sondage réalisé en mai dernier par la firme Nanos⁠5 tend à lui donner raison : 64 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles étaient en faveur de l’atteinte de la cible fixée par l’OTAN.

« Le 2 % n’est pas un chiffre religieux, un chiffre saint devant lequel on se prosterne. Ce qui a été convenu au pays de Galles en 2014, c’est que le 2 % représentait un montant raisonnable que les États membres consacrent à la défense », plaide-t-il.

Un montant maintenant minimal, selon la déclaration de Vilnius, qui sera sans doute au cœur des discussions lors du prochain sommet de l’OTAN. La rencontre aura lieu au mois de juillet, à Washington, à environ quatre mois de l’élection présidentielle.

1. Le nombre⁠ de pays membres de l’OTAN passera sous peu à 32, la Hongrie ayant donné le feu vert à l’adhésion de la Suède.

2. Estimations contenues dans un rapport publié en juillet 2023 par l’OTAN. Le prochain rapport est attendu à la mi-mars.

Consultez le rapport de l’OTAN (2023) 3. Consultez le communiqué du sommet de Vilnius, en Lituanie

4. Dans le budget de 2023, le montant de l’aide internationale canadienne s’établissait à 6,9 milliards.

5. L’enquête a été réalisée auprès d’un échantillon de 1080 Canadiens entre le 30 avril et le 3 mai 2023. La marge d’erreur est de 3 points de pourcentage, 19 fois sur 20.

Consultez le sondage Nanos (en anglais)