L’artiste Marc Séguin propose son regard sur l’actualité et sur le monde.

Les tracteurs sont dans les champs. Ça sème fort depuis quelques semaines déjà. À plusieurs endroits, on voit poindre les nouvelles pousses. Tout est à date ce printemps. Le potager est terminé depuis une dizaine de jours. Il a fait si chaud en début de semaine que le romarin et la lavande, qui sont de proches parentes, sont en feu et parfument l’air.

Je revenais d’une pépinière avec des rouleaux de toile géotextile ; ça facilite l’entretien des plates-bandes et des andains de culture en freinant un peu les mauvaises herbes (un peu aussi comme l’idée que certains se font des frontières). Au lieu de tourner à droite pour la maison, j’ai continué quelques centaines de mètres plus loin et suis allé voir ce qu’il restait du chemin Roxham. Bien que l’on croise chaque jour des voitures de la GRC qui patrouillent dans le coin, le petit cul-de-sac asphalté est désert, clôturé, et même si ça a l’air abandonné, lorsqu’on regarde un peu, une dizaine de caméras veillent, des deux côtés de la frontière. C’est glauque. Étrange et fatale réalité.

Tant qu’à faire un détour social, en voici un autre : l’abonnement coûte 29,99 $ US par mois. Deux gars dans un restaurant. L’ami me montre une application installée sur son téléphone intelligent.

Ça s’appelle PimEyes. On pointe discrètement la caméra de son appareil sur n’importe qui, jusqu’à une distance d’une dizaine de mètres, et en quelques fractions de seconde, des douzaines, voire des centaines ou des milliers, de photographies d’un inconnu apparaissent, avec origine et provenance.

On peut ainsi apprendre, par les réseaux sociaux et le web, l’emploi, l’occupation, les loisirs, les bons coups, et les mauvais peut-être (assurément), d’un individu que l’on n’a jamais vu avant.

On est loin de la rubrique « Séparés à la naissance » de La Presse papier (il était une fois, dit-on des choses lointaines : mon jumeau étant le soldat américain qui avait tué ben Laden). Dans ce cas illustré, on imagine un humain trouver des ressemblances par sa mémoire et vouloir faire sourire. On sourit plutôt de l’effort, devenu obsolète en quelques années. C’était au temps de la préhistoire, il y a une douzaine d’années.

Dans le cas de PimEyes, on est rendu un peu plus loin, on le devine. J’ignore si c’est inquiétant. Il semblerait qu’on soit rendu là. On en parle parce qu’il semblerait qu’on utilise aussi cette technologie pour « chasser » les méchants du Hamas. Et comme à toute chose malheur est bon, dit le proverbe, on fait mieux d’être du bon côté de la providence (clin d’œil), surtout quand la Cour pénale internationale est impliquée. Cela étant dit, la twist de vente du logiciel est tournée ainsi : c’est pour vérifier l’utilisation malveillante de sa propre image. Ça score pas pire fort au royaume des publicitaires ou de certains spins de politiciens.

Il existe un programme d’intelligence artificielle appelé Lavender. Une sorte de recoupe d’informations et de reconnaissance d’identité pour traquer des cibles, entre autres choses, et qui pourrait – on garde ça au conditionnel – avoir été utilisée dans la traque de certaines personnes, et avoir été impliquée dans certaines bavures. On maudit au passage la personne qui a pensé au nom d’une fleur pour le nommer.

Peu importe les outils ou la manière. J’imagine un mulot, avec sa conscience, qui se fait pogner par les serres d’un aigle et se dit : c’est la vie. Shit happens. Mais pour le projet humain, ça jure un peu.

Les valeurs du plus fort sont encore l’algorithme de notre nature. Découlant de cette inégalité, on construit, on alimente et on nourrit la haine et la rage pour des siècles à venir.

Sujet délicat s’il en est un. Encore et toujours celui de ce terrible malheur entre les oppresseurs et les opprimés. Nelson Mandala, dans Un long chemin vers la liberté, disait un truc du genre : « … dans leur relation, l’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité… ».

Je peux identifier n’importe qui, pour 30 piasses par mois, dans un rayon de 10 mètres autour de moi. Tout va bien. On avance. La science est fabuleuse, mais il n’y a rien de réglé sur le front de la morale, comme d’habitude.

J’avais une main enfoncée jusqu’au poignet, en plantant les aubergines et les patates. Une terre anormalement chaude. J’étais bien. J’ai prolongé le geste étrange de garder une main enfoncée de longues secondes, en espérant y sentir quelque chose. Mais non. Puis quelques regards autour, en espérant que personne ne m’ait vu, anonyme, à travers un vent doux qui sentait les fleurs. Paraît que la lavande a des propriétés anxiolytiques. Une fois que tout ira mieux, on en met partout, OK ?