Après une grosse journée de travail, Marie-Michèle passe souvent ses soirées devant l’écran, à regarder les mêmes séries qu’elle a vues mille fois. Trop lessivée pour sélectionner une nouveauté, elle revisite ses classiques, comme Brooklyn Nine-Nine et RuPaul’s Drag Race, qu’elle connaît par cœur. Ce comportement témoigne d’un phénomène croissant qui bouleverse nos habitudes télé : la fatigue décisionnelle.

« Je fais juste réécouter des vieux trucs, avoue la Montréalaise de 43 ans. Chaque fois, je suis comme : “Bon, j’écoute autre chose !” Mais je finis par scroller pendant une heure. Je n’ai pas l’énergie de choisir. Il y a trop de choix… »

Marie-Michèle est loin d’être l’exception. Depuis l’arrivée des services de vidéo sur demande sur l’internet comme Netflix, Disney+ et Prime Video, l’offre a effectivement explosé. En 2022, aux États-Unis seulement, 600 séries originales de fiction ont émergé, révèlent les données du portail en ligne Statista. Ce nombre a fléchi de 14 % en 2023, mais n’empêche : 516 titres en 12 mois, ça demeure écrasant.

« Devant l’effort cognitif qu’on doit fournir pour évaluer l’éventail de séries proposées, beaucoup de gens privilégient celles qu’ils connaissent bien, ont constaté des chercheurs », souligne Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Cette réalité est d’autant plus frappante lorsqu’on jette un coup d’œil au palmarès des 20 émissions les plus populaires auprès des 16-34 ans sur Netflix, Disney+ et Prime Video, en mars dernier au Royaume-Uni. Seulement trois productions originales des plateformes figurent au classement établi par BARB, une firme chargée de compiler les mesures d’audience : The Gentlemen (6e), One Day (15e) et Love Is Blind (16e).

PHOTO FOURNIE PAR NETFLIX

La série The Gentlemen sur Netflix

Le reste est composé de vieilles séries ayant bénéficié d’une télédiffusion linéaire quelques (ou parfois de nombreuses) années plus tôt, comme The Simpsons (2e), Friends (3e), The Big Bang Theory (4e), Grey’s Anatomy (7e), Modern Family (8e), Brooklyn Nine-Nine (9e), The Office (10e) et Law and Order : Special Victims Unit (13e).

« Ce sont des programmes doudous », affirme Xavier Rambert de l’agence française Glance, une entité de Médiamétrie qui détecte les tendances mondiales en télé.

« Ce n’est pas quelque chose de propre au Royaume-Uni, précise l’expert. On a toutes les raisons de croire qu’on retrouverait des comportements de consommation similaires ailleurs [comme au Canada, aux États-Unis]. »

PHOTO JON RAGEL, FOURNIE PAR NBC

La distribution de Friends : Matthew Perry, Courteney Cox Arquette, Matt LeBlanc, Lisa Kudrow, David Schwimmer et Jennifer Aniston

Un phénomène qui n’est pas récent

La fatigue décisionnelle ne touche pas seulement l’écoute télé. « C’est une forme de fatigue qu’on peut ressentir devant différents types de surabondance de choix », souligne Stéfany Boisvert de l’UQAM.

La fatigue décisionnelle télévisuelle ne date pas d’hier non plus. En janvier 2000, John Ellis, ex-producteur télé et professeur au Royal Holloway College de Londres, a publié Seing Things, un livre qui décryptait le phénomène. Conclusion de son ouvrage : lorsqu’on souffre de fatigue décisionnelle, on reste en terrain connu.

À cette époque, l’explosion des chaînes spécialisées aux États-Unis avait entraîné un accroissement du nombre de téléséries, rappelle Stéfany Boisvert. HBO avait ouvert la marche avec Sex and the City et The Sopranos. Plusieurs diffuseurs avaient suivi.

C’était bien avant l’ère du streaming, mais déjà, John Ellis avait constaté que certains téléspectateurs et téléspectatrices commençaient à ressentir cette fatigue décisionnelle. Quand les plateformes de visionnement sont arrivées, l’offre est devenue ingérable pour plusieurs téléspectateurs.

Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM

Vanessa, une Montréalaise de 42 ans qui avait l’’habitude d'engloutir des documentaires criminels (communément appeléstrue crime), fait partie du nombre. « Il y a tellement de plateformes, de gens qui disent d’écouter telle ou telle série… Ça devient une montagne, une surcharge », observe-t-elle.

Autres facteurs

Bien entendu, la fatigue décisionnelle n’est pas l’unique facteur pouvant expliquer qu’un palmarès des titres les plus regardés sur Netflix, Disney+ et Prime Video en 2024 renferme 85 % de séries des décennies 2010, 2000 et même 1990. L’immense catalogue des titres de « rétro-viewing » motive également leur omniprésence au classement.

« Ce sont des programmes avec beaucoup de saisons et d’épisodes, souligne Xavier Rambert de Glance. Ça fait une différence mathématique. La capacité d’être consommée d’une série comme Friends, avec 236 épisodes, est beaucoup plus grande qu’une nouveauté qui n’en compte qu’une douzaine. »

De plus, le changement des pratiques d’écoute télévisuelle avantagerait certains types d’émissions.

Avant l’ère numérique, on devait être dans son salon, devant son téléviseur, pour regarder des séries. Par conséquent, la période d’écoute était majoritairement concentrée en soirée.

Aujourd’hui, ces limites n’existent plus.

« Beaucoup de gens ont pris l’habitude de regarder des séries un peu n’importe quand, en déjeunant, dans les transports en commun, souligne Stéfany Boisvert. Les vieilles séries en profitent, plus particulièrement les comédies, avec leurs épisodes d’une vingtaine de minutes. Elles sont propices aux visionnements plus ou moins concentrés. Dans le métro, c’est souvent le genre de séries qu’on regarde sur notre téléphone cellulaire. Regarder une série dramatique qui nécessite une grande concentration en plein déplacement, c’est un peu plus difficile. »

Crainte pour l’avenir

Les plateformes de visionnement sur demande sont évidemment très conscientes des éléments qui influencent notre écoute en 2024, dont la fatigue décisionnelle. Devant ce constat, est-il raisonnable de craindre qu’elles commencent à prioriser l’acquisition de séries préexistantes et qu’elles privilégient la production de fictions faites sur mesure pour ceux et celles qui souhaitent mettre leur cerveau en veilleuse devant leur écran ?

« Dans un contexte de compétition, où chaque plateforme espère tirer son épingle du jeu, ce serait surprenant qu’elles décident toutes d’offrir un contenu plus facilement digérable, répond Stéfany Boisvert. Mais c’est une inquiétude légitime. Depuis deux ans, la production télé a recommencé à baisser. Étant donné qu’on diminue le nombre de projets qu’on finance par année, les conglomérats semblent vouloir aller vers des œuvres un peu plus consensuelles. Ça pourrait inciter certaines entreprises à prendre moins de risques. Il faut donc demeurer vigilant. »

Top 20 en mars 2024 au Royaume-Uni

  1. Bluey
  2. The Simpsons
  3. Friends
  4. The Big Bang Theory
  5. Family Guy
  6. The Gentlemen
  7. Grey’s Anatomy
  8. Modern Family
  9. Brooklyn Nine-Nine
  10. The Office
  11. Friday Night Dinner
  12. NCIS
  13. Law & Order : Special Victims Unit
  14. Bob’s Burgers
  15. One Day
  16. Love Is Blind
  17. New Girl
  18. Superstore
  19. How I Met Your Mother
  20. The Walking Dead

Source : Jeunes adultes, 16-34 ans, Glance – BARB