Pénélope Beauchemin expliquait le concept de chambre d’écho en classe lorsqu’elle a nommé en exemple Andrew Tate.

Ce fut instantané. Le visage de plusieurs garçons jusque-là désintéressés s’est illuminé. Et celui des filles s’est rembruni.

« Andrew Tate est le G. O. A. T. [Greatest of All Time] ! », a lancé un élève au fond de la classe. Le meilleur de tous les temps.

« Ses propos résonnent clairement chez les jeunes », souligne Pénélope Beauchemin. Son but n’est pas d’être alarmiste. De généraliser le problème à tous les garçons. Mais ce qui se passe dans les classes devrait servir de son de cloche, croit l’enseignante en sciences.

Ne nous mettons pas la tête dans le sable. Les jeunes connaissent et écoutent Andrew Tate.

Pénélope Beauchemin, enseignante en sciences

Nous avons parlé à du personnel enseignant de huit écoles secondaires, privées et publiques, de la grande région de Montréal. Selon eux, Andrew Tate a légitimé des discours offensants, voire parfois violents, qu’ils entendent de plus en plus en classe.

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Selon plusieurs enseignants au secondaire, Andrew Tate a légitimé des discours offensants, voire parfois violents, qu’ils entendent de plus en plus en classe.

« Des affaires du genre “la place des femmes est à la maison” et “le féminisme, c’est un problème”. Il y a des élèves qui osent dire ce genre de choses là », déplore Yves Roy, enseignant en éthique et culture religieuse.

Le phénomène touche des élèves de tous les niveaux.

Une discrimination banalisée

Également enseignant en éthique et culture religieuse, Samuel Déry constate une certaine banalisation d’un discours antiféministe dans ses plus jeunes groupes.

L’idée que les femmes dominent [la société] et que les hommes doivent reprendre leur place fait de plus en plus son chemin.

Samuel Déry, enseignant en éthique et culture religieuse

Directeur scientifique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, Louis Audet-Gosselin entend des échos similaires en provenance d’un peu partout dans le milieu scolaire.

En plus d’offrir des ateliers de sensibilisation dans les écoles, l’organisme offre un service d’accompagnement consacré aux établissements qui s’inquiètent de la radicalisation d’un élève ou sont aux prises avec des actes à caractère haineux.

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Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Depuis l’an dernier, les demandes concernant des enjeux liés au genre, comme des commentaires misogynes ou homophobes entendus en classe, sont en hausse.

« Ce n’est pas dans toutes les classes, et c’est souvent une minorité d’élèves qui ont des propos problématiques ou dérangeants, mais c’est suffisant pour qu’une petite alarme sonne », fait valoir M. Audet-Gosselin.

Une popularité observée en classe

Étudiante en enseignement au secondaire, Éliane Hétu fait de la suppléance dans une école de Laval.

Chaque fois qu’elle met les pieds en classe, c’est devenu quasi systématique. « Les élèves me demandent ce que je pense d’Andrew Tate », témoigne-t-elle.

Au printemps dernier, une jeune fille âgée d’à peine 14 ans a même qualifié l’influenceur de « dieu ».

En classe, Éliane Hétu croit parfois entendre le gourou masculiniste dans les propos de ses élèves.

L’autre jour, je débattais avec un gars qui disait que c’était normal que les domaines féminins comme l’enseignement soient moins bien payés, parce que les femmes travaillent moins bien.

Éliane Hétu, étudiante en enseignement au secondaire

Dans son cours d’éthique et culture religieuse, Ismaël Seck aime demander à ses élèves qui les inspire.

« L’an dernier, beaucoup de garçons m’ont nommé spontanément Andrew Tate », raconte-t-il.

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Ismaël Seck, enseignant en éthique et culture religieuse

Mais ce n’est pas ce qui l’a le plus marqué, « c’était le déni total des injustices que pouvaient vivre les femmes et l’agressivité envers les étudiantes qui parlaient des inégalités », affirme-t-il.

De son côté, l’enseignant en éthique et culture religieuse Samuel Jean remarque que l’influenceur « est moins populaire qu’il l’a déjà été ».

Chaque année, il demande à ses élèves d’identifier trois personnes qui incarnent leurs valeurs. L’an dernier, « une vingtaine » d’entre eux avaient nommé le personnage controversé dans leur travail sur l’ensemble de ses groupes, qui totalisent 400 élèves.

« Cette année, il y en avait quatre ou cinq, dit-il. J’étais soulagé. »

Des directives rares

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Des élèves d’une école de Londres, en janvier dernier. Au Royaume-Uni, un sondage mené en septembre a démontré qu’environ 1 jeune de 13 à 15 ans sur 4 (23 %) a une vision positive d’Andrew Tate.

Ce qui s’observe dans nos écoles se produit aussi ailleurs dans le monde. Au Royaume-Uni, un sondage mené en septembre a démontré qu’environ 1 jeune de 13 à 15 ans sur 4 (23 %) a une vision positive d’Andrew Tate, et ce, en dépit des graves accusations auxquelles il fait face.

Pour combattre son influence « toxique », les écoles secondaires du pays ont ajouté des formations pour le personnel et des ateliers de sensibilisation pour les élèves et les parents, a rapporté plus tôt cette année le Guardian.

Au Québec, un seul enseignant à qui nous avons parlé a reçu une directive claire de sa direction d’école, soit de sortir de la classe un élève qui contesterait un « fait historique ». Les autres réagissent aux commentaires offensants selon ce qui leur semble mieux. Certains interviennent. D’autres préfèrent les ignorer, craignant les dérapages.

« On est un peu pris au dépourvu », laisse tomber Yves Roy.

« On n’était pas préparés à cette tempête-là », résume un enseignant d’histoire qui n’a pas souhaité être nommé par crainte de représailles de son employeur.

« Depuis les 15 dernières années, il y a eu une amélioration pour ce qui est de l’acceptation des autres, du vivre-ensemble. Mais là, il y a un recul », lâche-t-il.

Il se souvient d’un évènement en particulier survenu l’an dernier, lorsqu’il avait abordé en classe l’iniquité salariale au XIXsiècle. « J’ai eu beaucoup de mains levées de garçons qui expliquaient qu’ils ne voyaient pas où était le problème », raconte-t-il.

L’enseignant a été pris de court. Jamais il n’avait entendu ce genre de propos en classe.

Plus tard dans l’année, il a été forcé de mettre fin à un atelier sur l’actualité lorsque des élèves ont défendu les dispositions discriminatoires du Qatar contre les personnes LGBTQ+..

À mesure que l’année scolaire progressait, les filles du groupe participaient de moins en moins en classe. « Quand je les ai questionnées, elles m’ont dit qu’elles étaient vraiment tannées, que c’était des propos intolérables. Elles ne comprenaient pas pourquoi on ne faisait pas plus », raconte-t-il.

« Ça m’a brisé le cœur. »