La place des écrans dans la vie des jeunes déchaîne des passions. Régulièrement, des professionnels montent au front médiatique pour accuser le capitalisme numérique de causer une épidémie planétaire de sédentarité. Pourtant, ce piège a commencé à se refermer sur nous bien avant ce boom technologique.

La preuve, il n’y a pas si longtemps, ce sont les pieds qui traçaient le chemin de la parenté et de l’amitié. On se déplaçait pour aller voir ceux qu’on aimait. Puis le téléphone est arrivé et nous a offert la possibilité d’échapper à ces visites. Désormais, on pouvait simplement marcher jusqu’au combiné et composer le numéro de la personne. Il fallait quand même être mobile pour répondre au téléphone fixe. Pour nous enlever ce petit déplacement un peu fatigant vers l’appareil, l’industrie a inventé le téléphone sans fil avant de passer au modèle portable. Nous voici maintenant fixés à notre mobile.

Le même scénario a été appliqué à l’arrivée de la télé. Au début, il fallait soulever ses fesses du sofa pour aller la mettre sous tension, changer de chaîne ou ajuster l’antenne sur le toit. Une autre obligation énergivore dont l’industrie nous soulagera en inventant la télécommande et le câble. On pouvait rester assis, changer de poste et regarder les gens vivre à l’écran.

L’arrivée des ordinateurs, des tablettes, des téléphones intelligents, de l’internet et des plateformes numériques permettra de franchir un autre pas : combler notre désir d’interaction avec les écrans et répondre à un autre besoin de l’animal hautement social qu’est l’espèce humaine. Armés de ces nouvelles possibilités, on pouvait, sans sortir de sa maison, interagir avec des gens sur les écrans, se faire des amis, un réseau social et même trouver une ou un partenaire.

Bientôt, on se promènera à Londres en matinée, on visitera le Louvre en après-midi, on ira pêcher en haute mer en soirée et puis on passera une nuit torride en réalité augmentée avec un ou une partenaire… sans même quitter son divan !

Aussi, point besoin de sortir jouer dehors, car pour Homo pantouflarus, tous les jeux dopaminergiques du monde sont offerts en ligne. Après les années folles, nous voici plongés dans les années molles. Adieu, la belle mobilité d’antan !

Après avoir travaillé à nous épargner de bouger, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, le capitalisme numérique s’attelle maintenant à mettre notre cerveau très énergivore en mode veille. Pourquoi se casser la tête quand on peut demander à Siri, Alexa et les autres esclaves numériques d’effectuer le travail ? Avec des maisons intelligentes, les téléphones intelligents, les voitures intelligentes, les réfrigérateurs intelligents, les montres intelligentes et toutes les autres trouvailles à venir, l’époque du grand repos neuronal semble très proche. Elle marquera peut-être le début d’une évolution cérébrale régressive, car tout organe ou muscle sans travail ou fonction risque de s’atrophier. Ironique serait ce retour à la bêtise originelle induite par notre intelligence artificielle.

Toutes ces innovations s’inscrivent dans une logique mercantile. On cherche à séparer physiquement les humains pour mieux les accrocher au consumérisme, un peu comme les grands prédateurs travaillent à disperser un troupeau pour rendre ses individualités plus vulnérables. La pandémie de COVID-19 a d’ailleurs donné à ces géants une occasion inespérée de nous convaincre de remplacer les espaces de bureau par le télétravail, de délaisser les centres commerciaux, les restaurants et même les épiceries au profit des services de livraison. Parions que si la tendance se maintient, elles travailleront à nous convaincre d’opter massivement pour l’enseignement à distance et la télémédecine.

Pourquoi arrêter à mi-chemin quand le potentiel est encore si énorme ? L’économie capitaliste a compris depuis très longtemps que le désir d’accéder à toujours plus de confort en diminuant les efforts est profondément inscrit dans la nature humaine.

Le neuroscientifique Sébastien Bohler a abordé ce sujet dans son livre intitulé Le bug humain. Il situe cette particularité dans le striatum. C’est aussi cette très ancienne structure cérébrale stimulée par la dopamine que les géants du web, savamment conseillés par des neuroscientifiques, font jubiler à coup de « J’aime », de partages, de commentaires, de nombre de vues, d’actions réussies ou de niveaux complétés dans un jeu. Si l’évolution a flanqué notre cerveau de cette nature qui a été bienfaisante pour nos ancêtres, le consumérisme a compris qu’on pouvait la mettre avantageusement au service du business en offrant toujours plus d’opportunités technologiques au service de cette loi du moindre effort.

Chose certaine, ce chemin sur lequel nous marchons collectivement est jalonné de problèmes de santé mentale. Le confinement nous a révélé très clairement que vivre en réclusion n’est pas un ami de notre équilibre cérébral. Après la pandémie de COVID-19, celle des problèmes de santé mentale est désormais largement documentée. Alors, lorsqu’il ne restera que les réseaux sociaux pour remplacer les bienfaits des véritables rencontres et relations humaines, la santé mentale s’érodera dramatiquement dans nos sociétés. Plus les machines nous isoleront, plus les cerveaux se détraqueront et les queues se formeront devant les cliniques de ces thérapeutes. C’est d’ailleurs déjà le cas.

La morale de mon histoire est la suivante : « Si l’empathie, l’écoute habitent votre très humain ado, dites-lui que les études sur la santé mentale sont le secteur d’avenir dans nos universités. En plus, aucune intelligence artificielle ne pourra remplacer ces spécialistes. »