La Terre n’est pas plate ; elle est creuse, comme une assiette à soupe. Pas partout, j’en conviens. Vous penserez au Grand Lac salé en Utah ou encore à la mer Morte. Moi, je pense aux polders des Pays-Bas, ces terres basses entourées de digues qui les protègent contre les eaux : l’eau de pluie s’y ramasse et les transforme en lac ou en marécage. Il faut donc l’évacuer.

Au Québec, c’est le temps de la fonte des neiges. Même si cette année il ne semble pas y avoir d’embâcles de glace, plusieurs rivières sont pleines, comme certains lacs. Les milieux humides et les plaines inondables ne servent plus à accueillir les surplus d’eau. Maintenant, de nouveaux quartiers résidentiels occupent la place. Les riverains se préparent à l’inondation de leurs terrains et sous-sols. Nos pompiers sortent leurs pompes, les villes montent le niveau d’alerte.

Vous comprenez que, lorsque le gouvernement du Québec annonce des travaux afin de protéger nos berges, à Sainte-Marthe-sur-le-lac ou dans le Bas-Saint-Laurent, mon cœur de Hollandais bat plus vite.

Aux Pays-Bas, on se soucie de la protection des terres et de leurs habitants depuis le Moyen Âge. Le dicton qui dit que Dieu créa la terre, mais que les Hollandais ont créé les Pays-Bas, contient un élément de vérité.

Souvent, on me demande comment ça se fait que je sois si grand. Je réponds toujours qu’en 1916, la digue aurait cédé, celle qui protégeait le village d’Andijk, en Frise occidentale, où sont nés mes parents. Une sévère tempête d’automne aurait causé une brèche. Et comme le niveau de l’eau, à marée haute, a atteint 1 m 80, tous ceux dont le nez se situait plus bas se seraient noyés.

PHOTO KOEN VAN WEEL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Renforcement de la digue du canal de l’Ems, à Woltersum, aux Pays-Bas, en 2012

La digue a tenu

En réalité, la digue n’a jamais cédé. C’était mon arrière-grand-père, que je n’ai jamais connu, qui, dans sa qualité de responsable de la gestion des eaux, a organisé les travaux de dernier recours afin d’empêcher une inondation1. Mais, surtout, les terres que protège cette digue se situent à 5 mètres sous le niveau atteint en 1916 !

La tempête de 1916 n’était pas la seule. En 1917, un autre raz-de-marée a frappé le sud-ouest du pays. Et en 1953, la même région a subi une tempête historique. Les inondations y ont fait 1900 victimes. Ceux parmi vous qui ont visité les Pays-Bas ont vu les multiples barrages érigés afin d’éviter une répétition de ces évènements.

La digue a été achevée en l’an 1250 et entretenue depuis. Or, la période de réchauffement de l’hémisphère Nord, du VIIIe au XIIIe siècle, au moins en Europe du Nord, a causé une série de tempêtes dévastatrices qui ont changé le visage du pays. Des régions sont devenues des îles, des villages ont disparu, mais notre digue a tenu.

Par contre, à la longue, les digues et le pompage ont eu un effet contraire aux objectifs. Si dans les polders – ces anciens lacs et tourbières – on maintient l’eau à un niveau bas afin de sécher les champs, la tourbe sèche se tasse et il faudra pomper encore plus.

De la même manière, on y a endigué les cours d’eau afin de protéger les terres contre les inondations ponctuelles des fleuves et rivières, en temps de pluie ou de fonte des neiges. Là aussi, la protection peut créer un risque : quand les fleuves contiennent trop d’eau, dans leur nouveau lit trop étroit, le niveau de l’eau risque de monter de façon exponentielle. Il faudra encore monter la hauteur de toutes les digues. Malheureusement, l’eau étant fluide, elle se déplace et trouvera l’endroit le plus faible dans le système de défense.

Actuellement, les changements climatiques causés par l’homme, mondiaux cette fois-ci, reproduisent et amplifient ces enjeux, y compris le niveau de la mer qui monte. Les dunes sont à risque et la mer empêchera l’eau des fleuves de s’écouler.

Après un siècle de construction de barrages et de fortification des défenses existantes, les Néerlandais se sont rendu compte qu’une approche paradoxale s’impose. Il faudra laisser plus de place à l’eau.

Certains des polders seront inondés lorsque le débit d’eau sera trop grand. Des terres situées le long des fleuves serviront de réservoir. Leurs habitants seront déplacés. Des rivières canalisées reprendront leur forme sinueuse afin de ralentir l’écoulement de l’eau.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Travaux à Sainte-Marthe-sur-le-Lac, un an après la rupture de la digue en 2019

Au Québec, l’eau prend autant de place qu’aux Pays-Bas. Il semble que nous recevons autant de neige que dans le passé, sinon plus. Les tempêtes, les pluies diluviennes et les ondes de tempête deviendront plus fréquentes, les raz-de-marée plus forts. Des renforcements des berges à un endroit causeront plus de pression plus loin. Donc, les mesures de notre gouvernement ne sont qu’un pansement.

Faute de prendre des mesures qui réduisent réellement les changements climatiques, le Québec devrait adopter une approche proactive de la gestion des cours d’eau et des lacs plutôt que d’attendre les inondations et d’enrocher les berges. À court terme, toute construction résidentielle dans les zones riveraines est à proscrire.

1. Voyez le photoreportage sur les travaux et les conséquences pour le village (en néerlandais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion