Parmi tous lesdits spécialistes du climat québécois qui en mettent plein la vue aux immigrants sur les rigueurs de l’hiver, mes préférés restent ceux qui racontent des histoires du genre : « Quand j’étais petit, les bancs de neige étaient pas mal plus hauts qu’aujourd’hui ! »

Une fois, j’ai rencontré un chauffeur de taxi, en Gaspésie, à qui j’ai remis sous le nez ce que je considérais comme une mystification à mon intelligence. C’était au milieu des années 1990, alors que je continuais mon très long apprentissage de la nordicité. J’ai appris à la dure, entre Gaspé et Rimouski, qu’avoir quelques hivers à son actif est nécessaire pour saisir la grande différence entre se geler le cul et péter au frette. Cette dernière est ma particularité lexicale québécoise préférée.

Pendant que dans le reste de la francophonie, on meurt, on décède, on trépasse, on crève ou on casse sa pipe, les Québécois sont arrivés avec cette parlure imagée et poétique qui permet de mieux visualiser la rigidité cadavérique : péter au frette. Je dois avouer que la première fois que j’ai entendu cette expression, c’est la piste du bûcheron dans sa bécosse en plein mois de janvier, après un copieux repas de soupe aux pois, qui s’est présentée à moi. Quand on commence à être gelé comme une crotte, mieux se chauffer au gaz pour ne pas péter au frette, qui signifie se les geler ou tomber raide mort. À ne pas confondre avec tomber mort raide. Si tomber raide mort, c’est la vie qui va, tomber mort raide, c’est le Viagra.

Je reviens à mon histoire, ma rencontre hivernale gaspésienne avec ce chauffeur de taxi. Quand je suis monté dans sa voiture, malgré le fait que Boucar était black et arborait une tuque africaine multicolore, il a quand même trouvé le moyen de me lancer :

— Tu n’as pas l’air d’un petit gars d’icitte, toé !

— Ah bon, ça se voit tant que ça ?

— Tu viens-tu d’icitte ?

— Non, monsieur !

— Trouves-tu qu’il fait frette au Québec ?

— Oui, monsieur !

— Estime-toi chanceux, mon homme ! Quand j’étais petit, les bancs de neige étaient pas mal plus hauts qu’aujourd’hui !

La semaine suivante, je suis encore tombé sur le même taxi et, croyez-le ou non, monsieur semblait ne pas me reconnaître. Il me dit :

— Tu viens-tu d’icitte ?

— Non, monsieur !

— Trouves-tu qu’il fait frette au Québec ?

— Oui, monsieur !

— Estime-toi chanceux, mon homme ! Quand j’étais petit, les bancs de neige étaient pas mal plus hauts qu’aujourd’hui !

Quand, à notre troisième rencontre, j’ai mis le pied dans son taxi, c’est moi qui ai entamé la discussion :

— Trouves-tu qu’il fait frette, le Gaspésien ?

— Oh que oui, mon homme !

— Estime-toi chanceux ! Moi, quand j’étais petit, les bancs de neige touchaient les fils électriques.

Complètement surpris, le taximan a ralenti, s’est retourné vers moi et m’a dit en souriant :

— Ah ben tabarn…, tu viens vraiment d’icitte, toé !

Pourtant, loin d’être un indigène, je voulais simplement lui indiquer que je connaissais un tout petit peu la théorie de la relativité. Quand on est petit enfant, les bancs de neige peuvent paraître très hauts assez vite. Mais, en grandissant, ce qui nous semblait géant devient miraculeusement moins impressionnant. Je racontais souvent cette anecdote un peu romancée dans un spectacle précédent et ça faisait réagir. Des spectateurs convaincus que j’étais dans le champ m’envoyaient des photos de bancs de neige de leur jeunesse pour me prouver que ce n’est pas juste une question de relativité.

Force est d’admettre aujourd’hui qu’il se passe quelque chose d’anormal. On n’a assurément plus les hivers qu’on avait, disent aussi les scientifiques.

Les données provenant des stations météorologiques prouvent que les hivers sont moins froids et plus courts. Oui, il y a de rares exceptions à la règle, mais la tendance reste scientifiquement indéniable. Ce sont les conclusions du réseau interdisciplinaire Ouranos, qui regroupe quelques centaines de chercheurs, experts et autres acteurs qui s’intéressent à la climatologie et aux changements climatiques.

Autrement, le fameux « on n’a plus les hivers qu’on avait » n’est pas le seul fait d’esprits nostalgiques ou portés à l’exagération. Cette affirmation mérite d’être considérée, car elle repose sur un constat bien fondé. Si cette tendance au réchauffement se poursuit, nous n’aurons bientôt plus la joie de péter au frette ou de se péter la gueule sur les trottoirs mal déglacés de Montréal.

Chez nous, les gens qui ont vu longtemps neiger ont aussi des choses à dire sur les bouleversements climatiques. Ils représentent des références vivantes qui méritent d’être entendues et leur verdict semble unanime sur le sujet : on n’a plus les hivers qu’on avait et les bancs de neige sont assurément de moins en moins impressionnants.

Même la ceinture fléchée sixième dan que je suis devenu, gracieuseté de 32 hivers dans le corps, commence à chanter qu’on n’a plus l’hiver qu’on avait. Et malheureusement, ce n’est pas parce qu’on y pète de moins en moins au frette que le Québec deviendra un paradis où tout le monde pète le feu.