Le Québec est une société distincte… par la médecine privée.

Alors que le système de santé public universel demeure un fondement de l’identité canadienne dans le reste du pays, ici, les médecins « inc. » fleurissent.

Alors que le réseau public craque de partout, 641 médecins préfèrent maintenant travailler au privé, un bond de 43 % en cinq ans. La hausse est encore plus forte du côté des spécialistes (67 %) même s’ils restent deux fois moins nombreux que les omnipraticiens à ne plus participer à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ).

Pour mettre ces chiffres en perspective, les médecins privés représentent désormais 3 % du nombre total de médecins dans la province, contre seulement 2,2 % il y a cinq ans.

C’est peu, mais c’est beaucoup en même temps. Surtout quand on compare aux autres provinces où ce phénomène reste pratiquement inexistant, comme l’exposait le Globe and Mail cette semaine1.

Au Québec, les listes d’attente monstres créent un terreau fertile pour le privé. Vous avez besoin d’un dermatologue ? Vous attendez une opération ? Bonne chance ! Il y a présentement 845 242 Québécois en attente d’une consultation avec un spécialiste, dont plus de la moitié sont hors délais, et 155 326 personnes en attente d’une intervention chirurgicale, dont 14 648 depuis plus d’un an.

Or, plus les médecins migrent vers le privé, plus l’attente s’allonge du côté public, forçant les patients découragés à se tourner encore plus vers le privé. On nourrit ainsi un cercle vicieux où les patients finissent par payer en double, ce qui est inacceptable.

Ils paient à travers leurs impôts le système public auquel ils n’ont pas accès. Et ils paient de leur poche, puisque les services rendus par un médecin privé ne sont pas couverts par les programmes d’assurance (sauf exception), ce qui est très bien ainsi si on ne veut pas ouvrir la porte encore plus grande au privé.

À travers cette dangereuse migration des médecins vers le privé, certains phénomènes sont encore plus inquiétants.

Parlons d’abord des médecins girouettes, essentiellement des spécialistes, qui font la navette entre le privé et le public, parfois plusieurs fois par année. La RAMQ dénombre 124 de ces médecins qui ont eu plus d’un statut en 2022-2023, pratiquement le double d’il y a cinq ans.

Cette alternance ouvre la porte à une forme d’autoréférencement très douteuse où le médecin qui voit un patient dans le réseau public peut lui offrir rapidement une intervention du côté privé, où il travaillera quelques semaines plus tard, au lieu de le laisser poireauter de longs mois au public.

Ce genre de va-et-vient n’est pas spécifiquement interdit dans le code de déontologie, mais pose néanmoins de sérieuses questions de conflit d’intérêts que le Collège des médecins étudie actuellement.

Québec devrait donc serrer la vis aux médecins girouettes, comme le réclame d’ailleurs le Collège dans son mémoire déposé dans le cadre du projet de refondation du système de santé du ministre Dubé (PL15) qui reprendra ses consultations sous peu.2

Pensez-y : les règles actuelles permettent à un médecin d’alterner 19 fois dans une même année, indique la RAMQ. C’est beaucoup trop permissif. En étirant la période de préavis que les médecins doivent fournir pour passer du privé au public et vice-versa, on pourrait les empêcher de sauter la clôture si souvent.

Penchons-nous maintenant sur un autre élément inquiétant : l’attrait grandissant du privé chez les jeunes médecins qui sont de plus en plus nombreux à y travailler directement après avoir obtenu leur diplôme.

Ce qui était exceptionnel auparavant est entré dans les mœurs aujourd’hui, alors que les chaînes privées recrutent directement les résidents.

L’an dernier, 30 médecins fraîchement diplômés (moins d’un an de pratique) sont entrés au privé, soit cinq fois plus qu’il y a 10 ans. La progression est encore plus forte chez les médecins ayant entre 1 et 5 ans de pratique qui ont été près d’une centaine à migrer vers le privé l’an dernier.

400 %

Augmentation depuis 10 ans du nombre de médecins au privé qui ont moins d’un an de pratique

439 %

Augmentation depuis 10 ans du nombre de médecins au privé qui ont entre 1 et 5 ans de pratique

148 %

Augmentation depuis 10 ans du nombre total de médecins au privé

Source : RAMQ

Et tant pis pour les contribuables qui ont financé leur formation !

Au total, il en coûte 430 768 $ à l’État pour former un médecin de famille et 785 298 $ pour former un spécialiste, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Bien sûr, les étudiants ne paient qu’une infime fraction de ce montant avec leurs droits de scolarité.

71 794 $

Coût annuel pour l’État de la formation d’un médecin de famille

87 255 $

Coût annuel pour l’État de la formation d’un médecin spécialiste

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec

Faudrait-il leur faire rembourser une partie de la facture ? Ou exiger qu’ils travaillent au moins quelques années dans le public ? Cette solution risque de créer des effets pervers et des iniquités avec d’autres professionnels, comme les vétérinaires ou les dentistes, qui travaillent au privé depuis toujours.

Chose certaine, on ne peut pas rester les bras croisés face à l’essor des médecins inc. qui a toutes sortes d’effets secondaires, notamment une forme d’« écrémage » qui laisse les cas lourds et coûteux au public, ou encore une multiplication des tests médicaux superflus dont le suivi vient encombrer le public.

Québec aurait le pouvoir d’interdire aux médecins privés d’imposer des tarifs plus élevés que ceux du public, comme en Colombie-Britannique. Mais il n’y a pas que l’argent qui attire les médecins au privé.

Les médecins de famille y trouvent des conditions de pratique plus flexibles qu’au public qui leur impose des contraintes sur leur lieu de pratique avec les plans régionaux d’effectif médicaux (PREM) et qui exige qu’ils travaillent une partie de la semaine à l’hôpital avec les activités médicales particulières (AMP).

De leur côté, certains spécialistes travaillent au privé parce qu’il manque de personnel (infirmières, inhalothérapeutes, etc.) pour faire fonctionner les plateaux techniques au public. Mais en misant sur l’interdisciplinarité, certains hôpitaux ont réussi à regarnir leurs salles d’opération. Une piste que le milieu médical très conservateur doit suivre.

Avec la pénurie de main-d’œuvre, la clé repose sur l’utilisation optimale des ressources, au public comme au privé.

Au final, les services doivent être offerts gratuitement à tous les patients. Pas seulement à ceux qui ont les moyens de couper la file.

1. Lisez l’article « Why more Quebec family doctors are leaving the public health system » sur le site du Globe and Mail (en anglais) 2. Lisez le mémoire du Collège des médecins Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion