Y a-t-il un enjeu social plus difficile à cerner et plus complexe à résoudre que l’itinérance ?

Lors de rencontres récentes avec des directions d’organismes travaillant sur l’itinérance, j’en ai appris davantage sur un concept qui est au cœur même de leur travail : la réaffiliation sociale.

C’est ainsi qu’on appelle la démarche effectuée par une personne qui cherche à se réintégrer au sein d’un groupe social après une période de marginalisation ou d’exclusion. L’objectif est de travailler sur la relation de confiance, la dignité, la conscience de soi et le sentiment d’avoir prise sur sa vie et son avenir, en établissant un équilibre entre l’autonomie et l’appartenance à un groupe.

C’est un processus exigeant puisqu’il demande d’affronter plusieurs obstacles, comme la stigmatisation sociale, le manque de confiance en soi et la peur du rejet. Il nécessite aussi le soutien d’une variété de professionnels de la santé, des services sociaux et des services communautaires.

Nous le voyons bien dans notre vie personnelle : le soutien social joue un rôle clé et influe directement sur notre bien-être émotionnel et notre santé mentale.

Mais le plus important dans une démarche de réaffiliation sociale, c’est que l’expertise ne provient pas que des professionnels et des programmes : elle est générée par la personne elle-même, celle qui vit la situation et qui est accompagnée en fonction de ses besoins.

C’est ce qui rend l’itinérance très complexe : il n’y a pas de solution applicable à tout le monde. Cela entre en conflit avec le principe selon lequel, en société, nous devons procéder par programmes généraux, une approche personnalisée étant impossible à gérer.

Ainsi, lors de mes rencontres avec les responsables des organismes communautaires, une constante se dégage, celle du recours à l’expression « les petites cases ». Généralement, l’expression est accompagnée de guillemets mimés, mais surtout d’un très long soupir à la fin d’une diatribe qui exprime une frustration quant aux difficultés à trouver du financement.

Pour l’itinérance, la logique des « cases à cocher » est vectrice d’exclusion tant les situations diffèrent, ce qui génère beaucoup, beaucoup de travail pour les directions d’organismes qui tentent de faire « entrer » leurs activités dans les particularités des divers programmes.

Collaboration et décloisonnement

Imaginez que vous dirigez un organisme communautaire et que vous cherchez du financement. Vos démarches vous mèneront vers plusieurs ministères et leurs nombreuses agences, ou encore vers les villes, qui représentent autant de silos que de programmes différents.

La personne en situation d’itinérance qui tente de réintégrer la société a besoin de recevoir des services continus pendant plusieurs années ; elle peut facilement se retrouver aux prises avec une concomitance de problématiques, par exemple toxicomanie et santé mentale. Et c’est ici que les petites cases rendent la vie difficile aux dirigeants d’organismes, qui doivent multiplier les demandes pour arriver à faire valoir les droits et les besoins des personnes en situation d’itinérance.

Pour les acteurs de la lutte contre l’itinérance – bailleurs de fonds et organismes –, cela pose un défi de collaboration.

Pour des directions déjà très occupées par les enjeux internes de leur organisme, cela implique de très nombreuses heures à tenter de faire entrer leurs interventions dans des petites cases précises.

Le travail sur l’itinérance et ses causes doit s’amplifier, et il en va de même pour la collaboration.

Pour les bailleurs de fonds – gouvernements, villes, fondations privées et publiques –, il est tout à fait légitime de souhaiter en savoir le plus possible sur l’impact de leurs investissements et d’en rendre compte à leurs parties prenantes. Cette posture ne changera pas, mais elle doit évoluer. On doit continuer de discuter du financement par programme, qui pousse au cloisonnement dans tous les domaines.

Heureusement, on voit poindre de belles ouvertures, qui sont porteuses d’espoir, car plus on décloisonne le financement, moins on tente de diriger l’action. Et plus on fait confiance aux experts sur le terrain, plus on est collé aux préoccupations des personnes subissant la situation.

En ce moment, on parle davantage d’itinérance parce qu’elle est plus visible, et ce, dans l’ensemble du Grand Montréal. Mais on l’affuble trop souvent du mot problème tout juste devant, notamment en parlant de sécurité. Cette sécurité que nous recherchons tous et toutes est probablement le premier mot qui viendrait à la bouche d’une personne en situation d’itinérance si on lui demandait comment elle souhaite se sentir vraiment. Et se réapproprier ce sentiment de sécurité demande du temps.

Lorsque je parle de pauvreté, je préfère parler des possibilités que l’on peut et que l’on doit entrevoir. Ce faisant, on se projette, on élève le discours et, inévitablement, le ton est plus posé, visionnaire, axé sur les solutions.

Après tout, la réaffiliation sociale, bien que complexe, n’est pas limitée à l’itinérance. C’est un processus d’inclusion qui se fait dans le respect et la dignité des personnes, pas en cochant des petites cases.