La saga des drag queens racontant des histoires aux petits n’en finit plus de rebondir. Cette semaine, le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, devisait en Facebook Live avec Michelle Blanc. Les deux ont fait un parallèle entre l’art de la drag et le blackface. Disons que ça flirtait avec la malhonnêteté intellectuelle.

M. Duhaime est en manque de visibilité en ce moment, et le sujet des drag queens à l’école, qui ne fait pas consensus dans la population, est du pain bénit pour lui et son parti. Il a même lancé cette pétition contre leur présence dans les écoles primaires.

Régine Laurent, ex-syndicaliste, ancienne présidente de la Commission sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, est maintenant collaboratrice de La joute à TVA. Elle a de l’allant et un solide jugement. Elle a vu le Facebook Live et elle a bondi. Pour ce qui est de la souffrance infligée aux enfants, elle est incollable. Et elle sait reconnaître un blackface quand elle en voit un. On ne lui fait pas le coup.

Exaspérée par les propos d’Éric Duhaime, sur un ton de colère froide, elle a lancé en ondes : « Trouvez-vous d’autres comparaisons. Trouvez-vous d’autres arguments. Sinon : vos yeules ! »

BOUM !

Mme Laurent est une communicatrice douée, elle avait préparé et soigné sa chute. VOS YEULES, pas VOS GUEULES. C’est mille fois plus senti, plus badass, plus impératif. Dans la bouche de cette femme sage, ça clenche. Deux mots qui ont déclenché le courroux des antidrags, tandis que plusieurs saluaient l’audace de Régine Laurent.

J’applaudis ses arguments, jusqu’au « vos yeules ». J’appuie ses propos. Comme elle, je ne crois pas à un grand complot de perversion fomenté par des hordes gauchisantes dont des excentriques conteuses perruquées seraient le cheval de Troie. Je crois même qu’il est temps qu’on commence à se préoccuper de sujets autrement plus importants comme, au hasard, la question de la crise du logement…

Pourtant, une partie de moi choke. C’est le « vos yeules » qui passe mal.

Pas que je sois pudibonde à propos des mots. Et je ne veux surtout pas être la femme blanche qui explique à la femme noire ce qu’elle aurait vraiment dit. Il s’agit uniquement de mon ressenti, qui me fatigue…

Car ces deux mots induisent qu’avec des opposants idéologiques, sur TOUS LES SUJETS, de l’extrême gauche à l’extrême droite, aussi délirants soient les opposants, aucune argumentation ne tient. Taisez-vous. Votre point de vue est irrecevable. Vous n’avez pas droit de parole, nous ne nous abaisserons pas à discuter avec vous.

Les propos de ce camp, parfois aussi des antivax, souvent des fossoyeurs de la démocratie, me rebutent. Mais on ne peut prôner la diversité, vanter l’inclusion et, dans le même mouvement, vouloir museler ceux qui ne partagent pas notre vision des choses.

Ça déchire, ça fait mal, c’est un exercice de patience inouï, mais si on se braque en camps étanches, le fossé déjà profond qui fracture la société québécoise sur plusieurs fronts et qui pourrit le climat social n’ira pas en s’amenuisant.

Sur tous les sujets, je suis pour la discussion. C’est normal de refuser des arguments qui nous apparaissent déconnectés, démagogiques, préjudiciables au bien commun. Mais après, que fait-on, concrètement ? On dresse des barricades ? On interdit de parole un pourcentage significatif de gens qui ne pensent pas comme nous ? Ce faisant, on se magasine de la hargne sociale et des choix politiques malaisants. Regardez la France… Nous ne les convaincrons pas, mais il faut garder les canaux ouverts. Car la haine est contagieuse, elle a pourri les réseaux de moins en moins sociaux, et fait son nid tranquillement dans les médias traditionnels.

C’est mon argument depuis des années. Si on ostracise ou qu’on muselle ses opposants, plutôt que d’essayer de se parler, si on ferme la porte et qu’on interdit la discussion civilisée, la tension, l’incompréhension et le ressentiment montent. Les fractures sociales se creusent. Les rangs des fondamentalistes se gonflent.

Le tissu social est plein de déchirures. Il y a, j’espère, quelque chose à repriser, qui passe par la pédagogie, du temps, de la tentative d’écoute mutuelle. Surtout pas par l’invective péremptoire au silence.

Régine Laurent a dit : « Vos yeules. »

On peut comprendre, les arguments des hyperconservateurs sont désespérants. Mais ces deux mots, tout jouissifs soient-ils, sont aussi un pas de plus sur l’échelle de la fermeture du débat public. Si des figures comme elle, aimée pour son calme, son autorité morale, les ponts qu’elle sait tendre, renonce, qui pourra dorénavant calmer la donne ?

Mais elle a peut-être raison. Peut-être est-il trop tard, peut-être sommes-nous rendus trop loin…