Mon chum la trouve bonne, la publicité pour nous sensibiliser au déclin du français, avec le faucon pèlerin « assez chill ». Selon lui, elle aurait été parfaite si elle avait été narrée par Charles Tisseyre, mais le seul problème est que depuis, on n’arrête pas de dire insane, juste pour rire, ce qui était probablement le contraire de l’effet désiré. On va essayer de ne pas en faire une habitude, car il n’y a rien de plus gênant que des adultes qui parlent comme des ados.

Mais j’ai quand même envie de qualifier ce printemps d’insane, avec cette resucée de crise du verglas en plein mois d’avril, où j’ai découvert, dans la nouvelle maison où j’habite, qu’il y a un avantage certain à chauffer et à cuisiner au gaz quand le système électrique s’effondre. J’ai pu boire mon café au chaud et me poser des questions sur la transition énergétique avec l’envie de revoir Mad Max.

Insane aussi, cette fièvre anti-drag queens qui a germé, même si Barbada lit des contes pour enfants depuis 2016. Pourquoi maintenant ? Ça sort d’où ? Du cloaque des réseaux sociaux, évidemment, dopés par des populistes qui ne ratent aucune occasion de recruter. Sans surprise, Éric Duhaime a lancé une navrante pétition contre les drags.

Ça finit toujours par déborder dans le réel, comme un petit surplus de bile, et ceux qui ont autre chose à faire que de s’indigner à longueur de journée devant un écran sont toujours surpris quand ces éruptions-là arrivent. Il y a bien des sujets clivants au Québec, mais celui des drag queens, j’en suis persuadée, était au bas de la liste pour la majorité des gens, qui s’en tape complètement. Je ne ferai pas de cachette, j’adore les drags depuis que j’ai découvert Divine dans les films de John Waters quand j’étais petite, et croyez-moi, ce ne sont pas des contes bienveillants pour enfants qu’elle disait.

Je pense que ceux qui manifestent contre les drags ont plus peur pour eux-mêmes que pour leurs enfants. Que leurs idées deviennent périmées, que leurs enfants ne pensent plus comme eux. Ce qui, pourtant, va inévitablement arriver, puisque c’est ça, le cycle des générations ; on n’évolue pas en s’élevant vers un supposé progrès, mais en zigzaguant.

Mon chum, né de parents hippies, me rappelle qu’au camp d’été nudiste de sa commune dans les années 1970, des lesbiennes expliquaient aux enfants où se trouvait le clitoris. Pas de traumatisme, mais il n’est jamais devenu nudiste.

Remarquez, Trump est revenu dans le décor, et la droite conservatrice américaine est en feu. Depuis des mois, elle fait passer des lois contre l’avortement, les drags, les droits LGBTQ+, elle bannit des livres qui abordent ces sujets, et il y a ici, au Québec, des gens pour se faire le relais de cette guerre culturelle étatsunienne.

Il est révélateur de voir ceux qui ici nous implorent de ne pas importer le « wokisme » des campus américains se coller d’aussi près au programme de cette droite conservatrice américaine. Quand elle capote sur les wokes, ils capotent sur les wokes et imposent le mot des années plus tard dans une société qui n’arrive toujours pas à définir le mot. Quand elle capote sur les théories du genre, les trans et les drags, ils capotent sur les théories du genre, les trans et les drags. Si demain elle désignait le Jell-O et les écureuils comme ennemis, ils auraient un nouvel os à ronger. J’écris ça à la blague et je tombe sur un éditorial de Mathieu Bock-Côté à CNews qui attaque une publicité des pâtes Barilla parce que l’entreprise a proposé une recette de carbonara « inclusive ».

Fascinant, comme dirait Charles Tisseyre.

Dans ce printemps insane, tout ce qui manquait était un autre petit tour de grande roue par les accommodements raisonnables, la laïcité et notre bon fond catholique pour Pâques.

Pendant ce temps-là, on ne parle pas des inégalités, de la crise du logement ou de l’environnement, qui sont les vrais dangers qui nous guettent. Nous sommes de plus en plus en voie d’être dépossédés de notre avenir, c’est presque normal qu’on panique. Une petite partie de la réponse à cette colère permanente qui se cherche sans cesse de nouvelles cibles se trouve peut-être dans cet excellent documentaire d’Isabelle Maréchal, Les moyens de la classe moyenne, qui confirme qu’un nombre de plus en plus grand de gens n’est plus capable de joindre les deux bouts, même en travaillant très fort. Surtout, tout le monde a peur d’être déclassé et d’être largué du mauvais côté de l’histoire.

Dans une société où les gens souffrent, il faut donner des os à ronger, pour les tenir à distance des vrais enjeux. À la longue, ça devient une fabrique de la haine parce que ces indignations ne règlent pas les problèmes de base qui ne font que s’aggraver, et les gens peuvent bien passer leurs frustrations sur des boucs émissaires, rien ne va concrètement s’améliorer dans leur vie.

Je repense souvent dans ces moments-là à l’essai L’âge de la colère – Une histoire du présent du penseur indien Pankaj Mishra, paru en 2017. Dans l’extrait suivant, il parle des musulmans, mais on pourrait remplacer les musulmans par n’importe quel groupe qui devient un bouc émissaire. « Au sein d’un monde où toutes les forces sociales, politiques et économiques qui déterminent leur existence paraissent opaques, de nombreux individus vivent dans une épouvante constante. Tandis que la volatilité et la mondialisation des marchés restreignent la liberté d’action des États-nations et que réfugiés et migrants défient les idées dominantes de citoyenneté, de culture et de tradition nationales, le marécage de la peur et de l’insécurité s’étend. Saisis d’une fièvre de compétition, hantés par l’idée d’avoir été piégés dans un rôle de perdants, les gens relativement aisés ont tendance eux aussi à s’inventer des ennemis – les socialistes, les libéraux, un étranger à la peau brune à la Maison-Blanche, les musulmans –, avant de les tenir pour responsables de leurs propres tourments intérieurs. »

J’aimerais rappeler que l’an dernier à pareille date, on avait commencé à lever les mesures sanitaires. C’est donc notre premier vrai printemps en trois ans, il est plus que temps d’aller jouer dehors et je mise tout sur le beau temps pour que l’humeur générale change un peu – même si, dès qu’on dépasse les 20 degrés après des mois d’hiver au Québec, on devient tous insane.