Comment raconter par l’écriture ce qui s’est produit lors de cette nuit terrible du 13 novembre 2015, quand Paris a été la cible des pires attentats terroristes de son histoire ? Avec Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé, un récit choral, Laurent Gaudé a voulu embrasser cet évènement dans toute son horreur, mais aussi dans son humanité.

« Il y a des moments comme ça, qui ne sont pas très nombreux et qui malheureusement ne sont pas souvent très heureux, où tout à coup, il y a un “nous” qui apparaît, explique l’écrivain en entrevue. Ce sont souvent dans les moments d’épreuves et de malheur que ce “nous” se ressent. Cette nuit-là, on a eu les mêmes peurs, les mêmes réflexes, on s’est passé les mêmes coups de fil. Durant les heures d’incertitude les plus tragiques, je pense que Paris a été saisi comme un tout, en fait. »

PHOTO LEONARDO CÉNDAMO, FOURNIE PAR ACTES SUD

Laurent Gaudé

Ainsi, même si se dessine quelques individualités dans ce récit – par exemple un couple d’amoureuses, deux sœurs, des secouristes, des infirmières, des parents paniqués – la voix utilisée pour raconter est collective.

Et je dois dire que ça fonctionne. Laurent Gaudé rend bien cette irruption de la violence dans le quotidien d’une ville si vivante. Il fallait être là pour sentir la peur, la panique, l’incompréhension, la douleur, l’entraide, et le hasard a voulu que je sois à Paris ce soir-là, au cœur du 11arrondissement, où la plupart des fusillades ont eu lieu.

C’était un soir anormalement beau et doux pour le mois de novembre, les Parisiens en profitaient avant l’hiver. J’étais sur le trottoir avec les familles angoissées qui attendaient leurs proches coincés au Bataclan, alors qu’on entendait les tirs de Kalachnikov. Ce qui m’avait frappée alors était la jeunesse des victimes et des tueurs, dans une attaque délibérée contre le plaisir de vivre. « C’est vrai que dans le choix d’une salle de spectacle et des terrasses, chacun pouvait se reconnaître. C’est quelque chose qu’on fait tout le temps, pas qu’à Paris, mais boire à la terrasse d’un café, c’est la vie. On avait l’impression d’être frappés dans notre ADN, presque. »

Mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin

Le livre Terrasses est dédié « à tous celles et ceux qui se sont sentis Parisiens ce soir-là », mais aussi aux metteurs en scène Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, qui adapteront le texte pour la scène au théâtre La Colline, dirigé par Wajdi Mouawad, en mai à Paris. Laurent Gaudé a découvert le travail de Denis Marleau à Avignon quand il était adolescent, et ils ont travaillé ensemble il y a quelques années pour l’adaptation de son roman Le tigre bleu de l’Euphrate au Quat’Sous, avec Emmanuel Schwartz dans le rôle principal. En fait, ce sera un programme double à La Colline, où on présentera Terrasses et Le tigre bleu de l’Euphrate dans deux salles.

Fait intéressant, l’écriture de Terrasses s’est faite en même temps que le projet théâtral, Denis Marleau recevant les pages au fur et à mesure que Laurent Gaudé écrivait, ce qui a influencé certains détails de son livre.

« Je trouvais ça trop bête qu’Emmanuel Schwartz ne puisse jouer dans Terrasses, alors qu’il sera dans la salle d’à côté pour Le tigre bleu de l’Euphrate. J’ai dit à Denis : on ne pourrait pas imaginer un système où Emmanuel ferait les deux spectacles ? Alors j’ai eu l’idée d’un personnage qui arrive à la toute fin, l’homme des sinistres, celui qui nettoie le Bataclan. Ce personnage a été écrit pour Emmanuel, parce que ça va lui permettre de sortir, de se changer et d’interpréter le personnage à la fin de Terrasses. »

Et à ceux qui seraient intéressés par la pièce, il y a de fortes chances qu’elle soit présentée à Montréal à l’automne, confie l’auteur.

L’écrivain de la catastrophe

Laurent Gaudé a déjà écrit sur l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans (Ouragan, 2010), sur le séisme en Haïti (Danser les ombres, 2015) et maintenant sur les attentats du 13 novembre, ce qui lui fait dire qu’il est un « écrivain de la catastrophe ».

C’est que Laurent Gaudé croit à la puissance consolatrice de la littérature. « Je ne parle pas de mon cas personnel, je ne suis pas assez prétentieux pour ça, mais en tant que lecteur, quand on est ému par un livre, quand on reconnaît quelque chose à travers un personnage, non seulement ça donne l’impression que l’auteur a touché sa cible, mais je trouve aussi que ça amène une sorte de consolation, d’humanité, comme si savoir que d’autres ont vécu la même chose, ont pensé la même chose, nous consolait du fait d’être sur terre. Il y a de cela dans l’écriture. »

En quelque sorte, ajoute-t-il, ce livre est un hommage et un chant, dans le sens antique du terme.

Revenir sur ces évènements, les chanter, au sens où la tragédie antique chante le malheur, c’est une manière de nous consoler de ces pertes, de ces blessures collectivement.

Laurent Gaudé

C’est pourquoi aussi il n’a pas fait d’entrevues avec des victimes, car il voulait s’éloigner de l’écriture documentaire, et conserver une certaine liberté comme écrivain. « Mais en tant qu’homme, par rapport à cet évènement, ce qui me frappe le plus est le rapport au temps. Pour nous qui n’avons pas été blessés ou perdu des proches, le temps a passé, et c’est normal qu’il en soit ainsi, la vie a repris. Ça fait neuf ans. En écrivant le monologue des parents, la voix des blessés, de ceux qui ont perdu des proches, j’ai mesuré à quel point probablement le temps n’a pas passé, car neuf ans, ce n’est rien. Il y a cette espèce d’injustice pour ceux pour qui tout s’est arrêté, et ça doit être une douleur supplémentaire de voir que le monde a repris sa course normale. »

L’écrivain, qui dit souvent souffrir pour trouver les titres de ses livres, rédigeant de longues listes d’idées, affirme avoir tout de suite su que celui-ci allait s’appeler Terrasses. « Parce que je trouve que c’est ce qui concentre le plus justement cette douceur de vivre et en même temps, ce que je trouve assez beau, même si c’est douloureux, c’est que dans la langue française, le mot terrasse n’est jamais très loin du mot terrassé, et c’est peut-être ce que nous avons appris ce soir-là. »

Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé

Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé

Actes Sud

144 pages