Tu te lèves un matin, et dans ta boîte de courriels, il y a des messages où on te demande brutalement : « pourquoi vous n’avez pas écrit “islamiste” ? »

Où ça ? Quand ça ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ? Je n’ai même pas fini mon café.

Et puis tu découvres que des chroniqueurs du Journal de Montréal t’accusent depuis la veille d’avoir volontairement omis d’écrire le mot « islamiste » dans une entrevue. Pourtant, les sujets d’actualité pertinents ne manquent pas, mais c’est sur toi que ça tombe ce jour-là.

En tout cas, ce n’est pas la première fois, tu sais comment ça fonctionne, et tu n’es pas la seule à goûter à ce traitement. Cette usine à saucisses, où on recycle ses indignations à la télé, à la radio, et dans une chronique pour le journal du lendemain.

D’habitude, je ne réponds pas à ce genre d’attaque gratuite, car je n’ai qu’une tribune, celle que vous lisez en ce moment, que je ne veux pas gaspiller en niaiseries. Je pense que ce n’est d’aucun intérêt pour les lecteurs, les chicanes entre chroniqueurs. Mais puisque des lecteurs me posent la question, je sens une responsabilité de répondre, avec cet avertissement : une fois n’est pas coutume.

Récapitulons : Richard Martineau et Sophie Durocher me reprochent de ne pas avoir spécifié, dans une entrevue avec Laurent Gaudé pour son livre Terrasses, qui porte sur les attentats du 13 novembre 2015, qu’il s’agissait d’attentats ISLAMISTES. Ils pensent que je me censure, parce que si ça avait été l’extrême droite, je ne me serais pas gênée pour le souligner. Évidemment que non, comme pour l’islamisme. C’est important de nommer les choses.

Lisez la chronique « La nuit où nous avons été Parisiens »

Voilà l’affaire. Un mot que Richard Martineau croit que j’aurais DÛ écrire dans cette entrevue. Est-ce que je lui dis comment écrire ses chroniques, moi ?

Toujours est-il que si je n’ai pas utilisé le mot, c’est que ce n’était pas le sujet de l’entrevue. D’ailleurs, Gaudé n’utilise pas non plus ce mot dans son récit, je n’allais tout de même pas le lui mettre de force dans la bouche. Mais il en parle, à sa façon.

J’ai rencontré plusieurs créateurs ou survivantes qui refusent de nommer leurs agresseurs, qui ne veulent pas leur donner la moindre lumière. C’est leur choix, que je respecte.

J’ajouterais : est-ce qu’on dit les attentats « islamistes » du 11 septembre 2001 ? Certains évènements ou traumatismes ont tellement frappé les esprits qu’ils ont fait date, de ces jours à marquer d’une pierre noire. C’est le cas, même si ça fait plus de 20 ans, du 11 septembre 2001 – que les Américains nomment simplement 9/11, et ça dit tout – et du 13 novembre 2015.

Il y a probablement plein d’autres dates, dans le reste du monde, qui ont la même résonance pour d’autres peuples, et qu’on ne connaît pas du tout.

Je viens d’utiliser plusieurs fois le mot islamiste. J’espère que Richard est rassuré.

J’ai souvent écrit sur le sujet, qui m’interpelle, parce que j’étais correspondante à Paris à ce moment-là. J’ai couvert les attentats, j’ai interviewé des survivants, des endeuillés, l’essayiste Gilles Kepel sur le djihadisme français, la spécialiste de la radicalisation Ouisa Kies, Maryse Wolinski, veuve du dessinateur Georges Wolinski assassiné dans les bureaux de Charlie Hebdo (par des terroristes islamistes, je ne voudrais pas que Richard pense que je veux omettre quelque chose), le dessinateur Luz (qui a échappé au massacre de Charlie Hebdo), Emmanuel Carrère qui a couvert les procès des accusés pour son livre V13…

J’ai vu à peu près tous les documentaires sur les attentats (le meilleur étant 13 novembre : Fluctuat Nec Mergitur, de Jules et Gédéon Naudet, qui ont aussi réalisé 9/11, l’un des plus saisissants documentaires sur le 11 septembre 2001 vu par les yeux des pompiers) et je suis même allée au show des Eagles of Death Metal à Montréal au Métropolis, le groupe qui était au Bataclan ce soir terrible, en gardant un œil sur les sorties de secours. Ça marque, ces choses-là.

Bref, le sujet, et le mot, ne me font pas peur. Je ne comprends donc pas pourquoi je passe en ce moment dans le tordeur de Martineau et compagnie, mais je connais la méthode, et je ne suis pas la seule à qui ils servent cette médecine pour remplir le vide par du vide, dans une tentative parfois désespérée de créer un scandale de toutes pièces, en se mettant en gang pour se crinquer dans leur chambre d’écho.

Ce qui me fascine chez un chroniqueur comme Richard Martineau, qui a de nombreuses tribunes pour dire qu’on ne peut plus rien dire, qui se voit comme un pourfendeur d’une élite à laquelle pourtant il appartient, qui qualifie de petits lapins ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, est que c’est peut-être le plus braillard d’entre tous, capable de rouler pendant 24 heures sur le fait que je n’ai pas mis le mot « islamiste » dans une chronique.

C’est qui le petit lapin, au juste ?

Mais ce qui fait le plus mal à mon cœur de littéraire, plus qu’à mon ego, c’est lorsqu’on sort comme d’une boîte de Cracker Jack des citations d’écrivains que j’admire – cette fois-ci Camus – réduites à des slogans creux, très loin de leur pensée profonde, pour soutenir une réflexion anémique. Voilà selon moi ce qui ajoute encore plus au malheur du monde, qui lit de moins en moins.

Remarquez, ça m’a fait de la pub, je me demandais pourquoi mon entrevue avec Laurent Gaudé montait soudainement dans l’usine à clics – ceux qui espéraient se mettre quelque chose de croustillant sous la dent ont dû être déçus, mais peut-être ont-ils eu envie de lire le livre, qui sera adapté au théâtre à Paris par Denis Marleau, en plus.