Dès le début de la pandémie il y a quatre ans, on prédisait que le sujet allait beaucoup contaminer les futures rentrées littéraires, tout en se demandant si le lectorat allait vraiment s’intéresser à des livres sur la COVID-19 après en être sorti. On s’est moqué un peu des récits de confinement, même si les lecteurs se sont rués sur La peste de Camus pendant quelques semaines, mais on ne peut pas dire qu’il y a eu une avalanche de titres sur ce thème depuis.

Personnellement, je suis très curieuse de ce que les écrivains feront de cette période, comme ils l’ont toujours fait avec les traumatismes collectifs qui sont un riche matériau littéraire. Qui l’utilisera comme toile de fond, comme intrigue, comme miroir de la société ?

Des récits sur la pandémie émergent ce printemps au Québec. Par exemple, Un jardin l’hiver, premier roman touchant de Clara Grande, qui arrivera en librairie le 21 mai. L’auteure, après avoir perdu son emploi de serveuse quand les restaurants ont fermé, décide d’aller travailler dans un CHSLD, où on l’embauche malgré son inexpérience, en raison de la pénurie de personnel. « Je me demande à quel instant les patients ont la force de laisser s’envoler leur pudeur », écrit-elle, après avoir lavé les parties intimes de résidants et appris l’échelle de Bristol (vous irez googler). Entre les questionnements existentiels de cette jeune trentenaire se glissent les destins de personnes âgées rencontrées dans leur plus grande vulnérabilité, et c’est à se demander si, en prenant soin des autres, elle n’apprend pas à prendre soin d’elle-même, dans cette étrange période de sa vie. « Depuis un peu plus d’un an, depuis l’été d’Alexis, tous les corps que j’ai touchés avaient au moins trois quarts de siècle. J’oublie presque la sensation d’une peau jeune. La mienne l’est-elle encore ? Il faudrait que quelqu’un me le confirme. »

Avec simplicité et respect, Clara Grande nous raconte ce qui se passe quotidiennement derrière les portes d’un CHSLD, épidémie ou pas.

Ça ne tourne pas rond est un ouvrage collectif un peu étrange chez Héliotrope, où l’on trouve des nouvelles de Catherine Mavrikakis, Simon Harel et Karine Gendron, ainsi qu’un essai du DJean-Pierre Routy. Mais ce livre donne énormément à réfléchir.

Encore une fois, Mavrikakis me surprend avec Un virus nommé désir, qui raconte l’histoire d’Antonina, une cosmonaute russe en mission à la Station spatiale internationale, pendant que sur Terre, on se confine. « Elle est bien plus libre qu’eux au creux de sa petite station spatiale. Elle peut, en dépit de son exiguïté, contempler le cosmos. Peut-être qu’après tout, l’espèce humaine n’est pas si importante que cela. » C’est qu’Antonina, dressée pour sa mission, très patriote et pro-Poutine, ne se laisse pas trop atteindre par les émotions et croit que le vaccin développé par la Russie, nommé Spoutnik V en hommage au premier satellite lancé dans l’espace par l’URSS en 1957, va redonner toute sa gloire à son pays. Mais il y a quelque chose d’encore plus intéressant que soulève Mavrikakis dans cette histoire : la peur de la contamination des mentalités. Pour Antonina, le virus, c’est l’Occident, et elle n’est pas la seule à le penser sur cette planète.

Voilà peut-être ce que la pandémie a légué dans les discours de plus en plus clivés, cette impression d’un retour à l’esprit de la guerre froide, où l’on est de plus en plus convaincu que la contagion est dans les têtes.

J’ai beaucoup ri en lisant Couvre-feu de Simon Harel, où un professeur de littérature profite du privilège d’avoir un chien pour se promener pendant le couvre-feu, en ruminant sa colère et en méditant sur Le théâtre et la peste d’Antonin Artaud. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est de très mauvaise humeur, et verbomoteur comme un personnage de Thomas Bernhard. « Artaud, il se serait insurgé, je n’en doute pas un instant, contre le principe du cartel sociosanitaire, du couvre-feu et de la vaccination à sextuple dose, de même qu’il aurait rejeté les idiots du chemtrail, les dénonciateurs du vaste projet d’anéantissement cosmique dont les financiers de la planète sont les responsables, pour enrayer la démographie, accumuler les profits jusqu’à plus soif, vous savez bien, tous ces délires qui jalonnent le cours du temps humain, la recherche du bouc émissaire à qui incombe la responsabilité du mal, aujourd’hui la santé publique et ses tortionnaires, hier (et encore aujourd’hui), le Juif, l’Arabe, l’étranger sous toutes ses coutures. » Pour lui, sans aucun doute, la seule façon de s’en sortir, aujourd’hui et dans l’avenir, sera d’accepter que la catastrophe n’est pas « un accident de parcours » et qu’il faudra « cesser d’être de la viande aux yeux de l’État ».

Dans Fissurée de Karine Gendron, Annette, une dame de 96 ans qui vit dans une RPA, constate que si la vieillesse l’a peu à peu invisibilisée dans la société, « la pandémie de la COVID-19 l’a définitivement recluse ». Elle aime malgré tout le docteur Arruda et juge un peu ses enfants qui pensent avoir tout vécu. « Ils n’ont pas traversé un siècle d’épidémies, de guerre, de crises économiques et de tempêtes. Ils vivent chaque évènement contemporain comme une exception de l’histoire. Pourtant, les drames se répètent et Annette ne sait plus toujours les distinguer tellement ils se ressemblent. » Ce n’est pas une pandémie qui va l’empêcher de fêter ses 96 ans, et elle fera un sacré mauvais coup à sa famille absente – pour la protéger – quand elle se connectera pour le rendez-vous d’anniversaire en virtuel.

Dans son essai D’une pandémie à l’autre, où l’on n’est plus dans la fiction, le docteur Jean-Pierre Routy fait des liens entre l’épidémie du sida dont il a été aux premières loges autrefois et celle de la COVID-19, notamment dans la recherche de vaccins et de traitements, et cela, avec l’humilité d’un scientifique qui reconnaît être de nouveau devant l’inconnu. Il critique sévèrement les mesures sanitaires qui ont empêché les gens de voir leurs proches au pire de la pandémie, en rappelant que « même pendant les années noires du sida » (qui a créé pendant un temps une vraie psychose dans ma génération), « jamais une telle interdiction de visite n’a été imposée pour ces patients au seuil de la mort ».

« Toute ma vie, je garderai vives la culpabilité, la révolte et la tristesse de n’avoir pu permettre, au nom d’un principe de sécurité, cette rencontre d’adieu entre une femme et son mari. Comme corps professionnel, nous avons failli. Nous avons oublié l’importance de “l’éthique de la détresse” (Paul Ricœur), qui implore l’accompagnement face à la plus grande des peurs, celle de mourir seul. »

Si, comme moi, vous avez encore envie de creuser cet évènement qui a bousculé nos vies, vous avez ici matière à méditer, mais si vous voulez laisser ça derrière vous, je vous suggère de passer votre tour.

Un jardin l’hiver

Un jardin l’hiver

Le Cheval d’août

163 pages
En librairie le 21 mai

Ça ne tourne pas rond

Ça ne tourne pas rond

Héliotrope

172 pages