En apprenant la mort de Paul Auster à 77 ans d’un cancer du poumon, dans sa maison de Brooklyn, j’ai pensé à Willy et Mr Bones, les personnages de son roman Tombouctou (1999) – et bien sûr à son film Smoke de 1995 qui se déroule dans une tabagie, lui qui était fumeur de cigarillos.

J’ai sorti Tombouctou de ma bibliothèque. On ne résiste pas aux premières phrases des livres de Paul Auster, maître de l’incipit qui donne envie de lire tout le reste, et de plonger dans son labyrinthe.

L’histoire est racontée du point de vue d’un chien, Mr Bones, qui constate que son maître Willy, qui crache ses poumons, va mourir : « Qu’y pouvait un malheureux chien ? Mr Bones vivait auprès de Willy depuis sa plus tendre enfance de chiot et il lui était à peu près impossible, désormais, de se représenter un monde sans son maître. Toutes ses pensées, tous ses souvenirs, chaque particule de l’air et de la terre lui semblaient imprégnés de la présence de Willy. Les habitudes ont la vie dure et il y a du vrai, sûrement, dans le proverbe qui dit qu’on ne peut apprendre de nouveaux tours à un vieux chien, mais ce n’était pas seulement l’amour et le dévouement qui fichaient la frousse à Mr Bones devant ce qui était en train de se produire. C’était une pure terreur ontologique. Willy ôté du monde, il y avait toutes les chances que ce monde même cessât d’exister. »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Paul Auster lors d’une rencontre avec le public au théâtre Rialto en 2017

Et pourtant, plein de choses vont arriver avec cette perte et l’errance de Mr Bones qui va suivre. Les personnages de Paul Auster, chien ou humain, sont souvent des marginaux égarés dans un univers trop grand ou étroit pour eux, à la merci d’un hasard qui a ses propres lois, terriblement romanesques, quand on s’y intéresse.

Il y a tout ce que j’aime d’Auster dans ces premières pages, où l’intellect se bat avec la sensibilité, comme toujours chez cet écrivain.

Paul Auster ôté du monde, c’est l’un des cœurs les plus battants de New York qui disparaît, et l’une des plus belles musiques du hasard qui se tait.

Mais son œuvre protéiforme – poésie, romans, essais, scénarios et films – demeure.

Ma première pensée, quand j’ai appris la mort de Paul Auster, a été pour Bertrand Gervais, mon prof de littérature à l’UQAM qui me l’a fait découvrir. En l’appelant, je suis tombée sur quelqu’un en deuil, il va sans dire. « Ses préoccupations répondaient à l’esprit du temps : le rapport identitaire, le rapport à l’autre, la fragilité de l’être humain face à ces grands ensembles que sont les villes, les religions ou les dogmes, explique-t-il. La capacité que nous avons de nous rebeller ou de nous faire faucher par la rébellion, confrontés à un monde de plus en plus complexe. »

Paul Auster, réfractaire aux nouvelles technologies, écrivait à la main, puis sur sa vieille machine à écrire, avant de faire transférer par quelqu’un d’autre son manuscrit sur ordinateur, j’ai appris ça en lisant les articles sur sa mort.

« Je serais curieux de savoir le nombre de thèses ou de mémoires que nous avons dirigés qui portaient sur Paul Auster, surtout pendant la décennie où il était vraiment omniprésent » me confie Jean-François Chassay, professeur retraité, spécialiste de la littérature américaine à l’UQAM. « C’était un écrivain qui avait le sens de l’approche, on a envie de lire la suite. L’importance des hasards, du destin, des probabilités étaient des thèmes très romanesques, qu’il utilisait bien. Ça permettait des narrations extrêmement accrocheuses et hypnotisantes, comme dans Cité de verre. »

Je me souviens que dans la décennie 90, tous les littéraires lisaient Paul Auster et Milan Kundera, les incontournables de l’époque. Comme cela arrive parfois avec des écrivains américains, c’est par la France que la célébrité confirme Auster, traduit dans une quarantaine de langues, d’autant plus qu’il était comme d’autres avant lui un francophile. Il a d’ailleurs vécu pauvrement en traduisant des auteurs français dans ses années de vaches maigres à Paris, où il rêvait plutôt de faire du cinéma.

Je suis persuadée que son essai L’invention de la solitude, l’un de ses premiers livres que j’ai lus en même temps que tout le monde, avec tant d’émotions, dans lequel il parle de la mort de son père et de son besoin d’écrire, a créé bien des vocations, même s’il disait décourager les jeunes écrivains dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux depuis son décès, que je vous traduis ici : « Quand je parle à de jeunes écrivains, la plupart du temps je leur dis : ne faites pas ça. Ne devenez pas écrivain. C’est une terrible façon de vivre votre vie. Il n’y a rien à tirer de ça sauf la pauvreté, l’obscurité et la solitude. Mais si vous avez un goût pour toutes ces choses-là, ce qui signifie que vous brûlez vraiment de le faire, faites-le, mais n’attendez rien de personne, parce que le monde ne vous doit rien et personne ne vous demande de le faire. »

Visionnez l’extrait d’une entrevue avec Paul Auster

Paul Auster est aussi un formidable écrivain de la dèche, même s’il s’en est bien tiré, au bout du compte. Il ne l’a pas eu facile à ses débuts, et il a tiré le diable par la queue, jusqu’à ce que l’héritage de son père, un homme qui était un mystère pour lui et qu’il a perdu jeune, lui permette d’écrire à temps plein. La question de l’héritage, de l’identité et de la filiation père-fils teintera grandement son œuvre. Et même sa vie, quand on pense à la mort tragique de son fils toxicomane.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Carole David

Pour la poète Carole David, lectrice d’Auster, L’invention de la solitude est une matrice de son écriture. « C’est un livre qui n’a pas pris une ride, et je le proposais dans mes cours de création, dit-elle. C’est une réflexion d’écrivain sur la venue à l’écriture, quelque chose de très sensible, alors que sa trilogie new-yorkaise (Cité de verre, Revenants, La chambre dérobée) ou 4321, sont des sommes. Il y a à la fois une pudeur et en même temps un déballage sans subterfuges, où il se livre totalement. »

Paul Auster est un écrivain qui a marqué sa génération, sans aucun doute, ajoute-t-elle. « Personnellement, ce que j’ai retenu et toujours aimé de lui, c’est qu’il était d’abord un poète et un traducteur des surréalistes. Ce passage-là de la poésie à la prose m’a toujours impressionnée. Quand on lit beaucoup de poésie, on sait que Paul Auster est fasciné par ça et c’est ce qui donne une grande ampleur à son écriture. »

C’est drôle, mais Carole David, Bertrand Gervais et Jean-François Chassay me parlent tous les trois, sans s’être concertés, d’un livre d’Auster que je n’ai pas lu, Je pensais que mon père était Dieu, une anthologie d’histoires pour le National Story Project, qui était aussi un projet de radio, où l’écrivain recueillait les récits des gens qui voulaient bien les raconter. « Écrire, c’est mettre de l’avant des anecdotes qui ramènent chaque fois à l’inquiétante étrangeté, à la complexité du monde », souligne Bertrand Gervais, qui ne cache pas avoir été influencé dans son écriture par Auster, dont le style invitait à l’émulation. « Les coïncidences, le hasard, la vie secrète des évènements… c’est l’anecdotique qui servait chez lui de fondement à une poétique complexe. »

Je le lisais moins ces dernières années, trop occupée à tant d’autres livres, et aussi parce que j’étais un peu tombée amoureuse de l’écriture de sa conjointe depuis plus de 40 ans, Siri Hustvedt, ce qui je crois ne lui aurait pas déplu. Dans un entretien à France Inter, son éditrice française, Françoise Nyssen, rappelle combien il était blessé qu’on présente cette femme brillante qu’il admirait profondément comme « la femme de Paul Auster ».

Ces deux-là ont formé un des couples d’intellectuels les plus célèbres des États-Unis, et ce qui est plutôt rare dans les couples d’écrivains est qu’ils ne s’écrasaient pas l’un et l’autre, dans une complicité créatrice prolifique où ils étaient les premiers lecteurs de leurs manuscrits.

« Siri a fait de moi une meilleure personne », confiait-il à ma collègue Sonia Sarfati lors de son dernier entretien accordé à La Presse en 2017 pour le roman 4321, le plus imposant de sa carrière. « Écrire des livres, disait-il dans cette entrevue, c’est un peu comme aller dans une autre dimension, c’est une formidable aventure en territoires inconnus. Vous ne savez pas ce qui y attend vos personnages, alors vous devez être très attentif et à leur écoute. Écrire des romans, ce n’est pas jouer au marionnettiste parce que vos personnages ne sont pas – ne doivent pas être – des pantins. Ils sont… humains. Ils vivent en moi autant que les êtres humains “véritables”. C’est cela, être un écrivain. »

Lisez « Quatre fois Paul Auster »