« Il fallait trouver un langage pour nommer le silence », a dit l’autrice Arièle Butaux lors de la réception d’un prix littéraire. Et c’est en réfléchissant au pouvoir d’évocation que détiennent les personnes qui se consacrent à l’écriture que je suis restée immobile, dans mon lit.

Entre les murs de ma chambre, un diagnostic plane. Il doit franchir toutes les étapes protocolaires qui précèdent l’annonce de mauvaises nouvelles. Je ne sais pas encore si ma vie est condamnée. Or, je sais que mon silence n’est pas une fatalité. Je maîtrise des langages capables de nommer les injustices.

Le silence, je l’ai côtoyé en arrivant au Québec il y a un peu plus de 20 ans, tout en essayant d’apprivoiser, du mieux que je le pouvais, le summum de mon adolescence, le départ de mon pays d’origine, l’éloignement de ma famille élargie et l’incertitude d’une vie dans laquelle je devrais apprendre à façonner mon identité.

À 14 ans, je ne savais pas encore que je deviendrais écrivaine. Je n’avais pas fini mon secondaire. Ma nouvelle vie se déroulerait en français. Ma langue maternelle est l’espagnol. Mon père, engagé dans une entreprise en tant que travailleur qualifié, ne parlait ni l’anglais ni le français. Ma mère et ma sœur non plus. J’étais l’aînée. J’accompagnais mes parents aux entretiens officiels qui devaient nous permettre d’obtenir un statut légal au Canada. Nous n’avions pas accès à des services d’interprètes. C’est à cette époque que j’ai compris la complexité des silences.

Les silences ne provoquent pas tous les mêmes conséquences. Les silences administratifs peuvent nous renvoyer dans nos pays. Les silences complices peuvent perpétuer des cycles de violence. Et ainsi de suite.

En 2011, j’ai été engagée en tant qu’interprète espagnol-français à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. J’avais 23 ans. Je n’ai pas reçu de formation. Pendant huit ans, j’ai interprété, sans avoir pu les lire au préalable, les récits les plus atroces et les plus troublants que l’on puisse imaginer.

La prise de conscience de l’importance des mots m’a fait poursuivre des études universitaires en littérature. J’ai fait une maîtrise en création littéraire et j’ai publié mon premier livre en 2018. Mon récit Créatures du hasard évoque une réalité qu’on connaît mal au Québec, soit celle des mères de famille monoparentale vivant dans un pays pauvre en Amérique latine dans les années 90 tout en essayant de survivre dans un contexte post-dictatorial et patriarcal. Mon livre parle d’une violence impossible à nommer. Voilà pourquoi je l’ai écrit en fragments. Les espaces vides sont comblés par des silences que peu de personnes sont capables de déchiffrer. On m’a déjà dit que mon choix formel était paresseux. C’est une ministre de la Condition féminine qui m’a dit cela dans le cadre d’une rencontre dans une librairie féministe.

Effacement imposé

Avant de tomber chroniquement malade, j’ai travaillé auprès de personnes nouvellement arrivées au Québec. Je contribuais à leur apprentissage de la langue française. Sur leurs regards épuisés, je décelais l’effacement qu’on leur imposait. Cette pression avec laquelle les personnes qui arrivent dans un nouveau pays et qui doivent apprendre rapidement une nouvelle langue afin de survivre réduit au silence leur propre histoire.

Ce constat m’a propulsée à donner des ateliers d’écriture poétique. J’ai rencontré des groupes d’adolescentes et adolescents, dont certains habitaient au Québec depuis moins de deux semaines. Et chaque être humain rencontré a écrit des poèmes dans le cadre de mes ateliers. Même si le français était pour eux une langue remplie d’échos indéchiffrables.

La réalité que nous portons, la vie que nous avons tracée avant notre arrivée ici, est impossible à effacer. Et c’est autour de ces vérités que nous écrivons.

Ne vous tournez pas vers nous afin de blâmer la potentielle disparition de votre langue. Si nous sommes ici, c’est parce que nous avons des récits à vous partager. Et nos récits, nous les traduisons dans toutes les langues que nous côtoyons. En espérant un jour pouvoir les inscrire dans le grand récit de votre histoire. Histoire que je souhaite considérer un jour comme la mienne, la nôtre. Puisque j’ai choisi de me consacrer à un métier artistique extrêmement précarisant. Soit celui de l’écriture. Afin de garder votre langue vivante tout en préservant une saine distance envers les discours qui visent à nous éloigner.

*Je ne suis pas seule. Je donne des ateliers de poésie aux personnes nouvellement arrivées.

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